Des disparités territoriales aux solutions concrètes
En 2025, 7,4 millions de Français résident dans un désert médical. Les habitants de la commune de Saint-Martin-en-Vallée, située à 35 kilomètres de la première grande ville, témoignent de cette réalité quotidienne. « Quand mon fils s’est cassé le bras l’hiver dernier, nous avons dû faire 45 minutes de route pour trouver un service d’urgences ouvert », explique Marie Dupont, mère de deux enfants. Cette situation n’est pas isolée : dans plus de 30% des territoires ruraux, le délai d’accès à un médecin généraliste dépasse 20 minutes.
L’analyse des données de l’Observatoire National de la Santé montre une répartition inégale des professionnels de santé sur le territoire : les régions Centre-Val de Bresse et Bourgogne-Champagne figurent parmi les plus touchées avec respectivement 12% et 15% de leur population sans médecin traitant déclaré. À l’inverse, l’Île-de-Seine et les métropoles régionales comme Lyon ou Bordeaux concentrent une densité médicale jusqu’à quatre fois supérieure.
Au-delà du désert médical : les barrières financières
Les difficultés d’accès aux soins ne se limitent pas à la distance géographique. Pour de nombreux Français, le frein reste avant tout financier. Selon les données de l’Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé (INPES), 27% des personnes aux revenus modestes ont renoncé à des soins pour raisons financières en 2024, contre seulement 7% des personnes aux revenus élevés.
La Complémentaire Santé Solidaire (CSS), mise en place pour remplacer la CMU-C et l’ACS, permet pourtant une prise en charge totale des frais de santé pour les personnes aux ressources modestes. Cependant, son taux de non-recours reste préoccupant : plus de 30% des personnes éligibles n’en bénéficient pas, souvent par méconnaissance du dispositif ou complexité des démarches administratives.
« J’ai découvert par hasard que j’avais droit à la CSS après trois ans à renoncer à mes soins dentaires », témoigne Jean Moreau, 58 ans, travailleur indépendant à revenus variables. « Personne ne m’avait informé, et franchement, le formulaire n’est pas des plus simples quand on n’est pas à l’aise avec l’administratif. »
Des initiatives locales qui font la différence
Face à ces constats, des collectivités territoriales et associations ont développé des réponses innovantes. La commune de Beaumont-sur-Loire a inauguré en janvier 2025 une Maison de Santé Pluriprofessionnelle (MSP) intégrant médecins, infirmiers, kinésithérapeutes et un service de téléconsultation. « Nous avons misé sur l’attractivité pour les jeunes médecins en proposant non seulement des locaux modernes, mais aussi un accompagnement à l’installation et une garantie de qualité de vie professionnelle », explique Sylvie Martin, maire de la commune.
Les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) montrent également leur efficacité lorsqu’elles sont pleinement déployées et soutenues. La CPTS du Pays de Bray, couvrant 47 communes rurales, a permis de réduire de 40% le temps d’attente pour obtenir un rendez-vous médical non urgent en coordonnant les plannings des praticiens et en mettant en place des plages horaires dédiées aux soins non programmés.
À l’échelle départementale, le conseil départemental de l’Ariège a lancé des « bus santé » qui sillonnent les zones les plus isolées. Ces unités mobiles proposent des consultations de médecine générale, des dépistages et des actions de prévention. « L’année dernière, nous avons ainsi touché plus de 3 000 personnes qui n’auraient probablement pas consulté autrement », indique le Dr. Laurent Bernard, coordinateur du dispositif.
L’apport des technologies numériques : opportunités et limites
La télémédecine s’est imposée comme une réponse partielle aux déserts médicaux. Selon le Baromètre de la Santé Numérique, 22% des Français ont eu recours à une téléconsultation en 2024, contre seulement 5% en 2019. Cette tendance s’est accélérée avec le déploiement de cabines de téléconsultation dans les pharmacies et mairies de zones sous-dotées.
À Villeneuve-en-Montagne, la pharmacie centrale accueille depuis six mois une cabine équipée d’instruments connectés permettant un examen clinique à distance. « Ce dispositif a changé la donne pour nos habitants, surtout les personnes âgées qui ne peuvent pas facilement se déplacer », témoigne Philippe Durand, pharmacien. « Mais attention, cela ne remplace pas un médecin de proximité sur le long terme. »
Car les limites de ces solutions technologiques sont réelles : fracture numérique touchant 15% de la population, impossibilité de réaliser certains actes médicaux, relation patient-soignant altérée. Les applications de santé et objets connectés contribuent à l’autonomisation des patients mais creusent parfois les inégalités entre ceux qui maîtrisent ces outils et les autres.
Repenser la formation et l’exercice médical
La crise de l’accès aux soins ne pourra être résolue sans agir sur la formation et les conditions d’exercice des professionnels de santé. Les facultés de médecine commencent à adapter leurs cursus pour préparer les futurs médecins aux réalités des territoires en tension. L’Université de Médecine de Lille a ainsi créé en 2023 un module obligatoire d’exercice en zone sous-dense, avec stages en milieu rural.
Les modes d’exercice évoluent également. Le salariat médical gagne du terrain avec la création de centres de santé municipaux ou départementaux. « Après dix ans d’exercice libéral, j’ai opté pour un poste salarié au centre de santé départemental », explique la Dr. Sophie Renaud. « Les horaires réguliers, l’absence de charges administratives et la dynamique d’équipe m’ont convaincue. Je peux enfin me concentrer sur mon métier de médecin. »
L’élargissement des compétences des professions paramédicales constitue une autre piste prometteuse. Les infirmiers en pratique avancée (IPA), dont le nombre a triplé depuis 2022, peuvent désormais assurer le suivi régulier des pathologies chroniques et prescrire certains examens complémentaires, allégeant la charge des médecins.
Prévention et promotion de la santé : le parent pauvre du système
Alors que la France consacre moins de 2% de ses dépenses de santé à la prévention, contre 4% en moyenne dans les pays nordiques, ce secteur représente pourtant un levier majeur pour réduire les inégalités d’accès aux soins. Les actions de prévention permettent d’agir en amont des problèmes de santé et d’éviter des prises en charge lourdes et coûteuses.
L’Association pour la Santé Préventive (ASP) a développé des programmes d’éducation à la santé dans les établissements scolaires des quartiers prioritaires. « Nous intervenons auprès des jeunes dès le collège sur des thématiques comme l’alimentation, l’activité physique et la santé mentale », détaille Emma Petit, directrice de l’ASP. « Notre évaluation sur trois ans montre une réduction de 25% des comportements à risque dans les établissements participants. »
Les Maisons Sport-Santé, qui maillent progressivement le territoire, constituent également un dispositif efficace. À Saint-Denis-sur-Vienne, la Maison Sport-Santé accueille chaque semaine plus de 200 personnes pour des activités physiques adaptées, sur prescription médicale ou en prévention primaire. « Nous voyons des résultats spectaculaires, notamment chez les patients atteints de maladies chroniques », affirme Thomas Richard, éducateur sportif spécialisé.
Pour une gouvernance plus participative du système de santé
La refonte de l’accès aux soins passe également par une transformation de la gouvernance du système de santé. Les Conférences Territoriales de Santé, censées associer professionnels, usagers et élus dans la définition des politiques locales de santé, restent souvent des coquilles vides où la parole des citoyens pèse peu face aux logiques institutionnelles.
Plusieurs collectifs citoyens, comme « Notre Santé en Main » ou « Territoires et Santé Solidaires », militent pour une véritable démocratie sanitaire. « Nous demandons un pouvoir de décision, pas simplement de consultation », explique Pauline Duval, porte-parole du collectif « Notre Santé en Main ». « Les usagers sont les premiers concernés et doivent être impliqués dans les choix structurants pour leur territoire. »
Cette approche participative a fait ses preuves dans plusieurs bassins de vie. À Montval-les-Bains, un conseil citoyen de la santé a été créé en 2023, associant habitants, soignants et élus. Ce conseil dispose d’un budget participatif et a déjà initié plusieurs projets : création d’un réseau de « voisins-santé » formés aux premiers secours dans chaque quartier, mise en place de navettes pour l’accès aux consultations spécialisées, transformation d’un local municipal en cabinet médical partagé.
Un appel à l’action collective
L’accès aux soins pour tous ne pourra être rétabli sans une mobilisation conjointe des citoyens, des professionnels, des élus et des institutions. Les solutions existent et ont fait leurs preuves localement, mais leur généralisation se heurte souvent à des cloisonnements administratifs et à un manque de volonté politique.
Chaque acteur peut agir à son niveau. Les citoyens en s’engageant dans les instances participatives et en soutenant les initiatives locales. Les professionnels de santé en expérimentant de nouveaux modes d’exercice plus collaboratifs. Les élus locaux en plaçant la santé au cœur de leurs politiques d’aménagement du territoire. Les institutions nationales en simplifiant les démarches administratives et en allouant les moyens nécessaires aux territoires les plus fragiles.
L’enjeu dépasse largement le cadre sanitaire pour toucher à notre modèle de société. Un système de santé accessible à tous constitue le socle d’une société solidaire et résiliente. Face aux défis démographiques, environnementaux et sociaux qui nous attendent, garantir cet accès n’est pas seulement une question de santé publique, mais un impératif démocratique.
Entre le fatalisme qui consisterait à accepter un système de santé à deux vitesses et l’utopie d’un retour à une médecine omniprésente sur tout le territoire, une voie médiane existe : celle d’une santé solidaire, inventive et ancrée dans les territoires. Les pages qui suivent détaillent les actions concrètes que chacun peut entreprendre pour y contribuer.
Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.