La réalité des zones sous-dotées
En 2025, plus de 8 millions de Français vivent dans un désert médical. Ces territoires, caractérisés par une densité médicale inférieure à 2,5 consultations par an et par habitant, s’étendent désormais bien au-delà des zones rurales isolées. Des communes périurbaines, jadis bien pourvues, se retrouvent aujourd’hui sans médecin traitant disponible dans un rayon de 30 minutes.
La Creuse, l’Yonne, la Nièvre et la Mayenne figurent parmi les départements les plus touchés, avec des délais d’attente pouvant dépasser six mois pour obtenir un rendez-vous chez un généraliste. Dans certains cantons de l’Eure, on compte moins d’un médecin pour 3 500 habitants, soit trois fois moins que la moyenne nationale.
Anatomie d’une pénurie programmée
La démographie médicale actuelle résulte d’une politique de numerus clausus restrictive menée pendant quatre décennies. Entre 1972 et 2019, le nombre d’étudiants admis en deuxième année de médecine a été volontairement limité à environ 8 000 par an, créant un déficit structurel aggravé par le vieillissement des praticiens.
Aujourd’hui, 30% des médecins généralistes en exercice ont plus de 60 ans. Dans les zones rurales, cette proportion atteint 45%. Un généraliste prenant sa retraite dans une commune de moins de 5 000 habitants n’est remplacé que dans 18% des cas. Cette situation crée un effet domino : les médecins restants, surchargés, finissent eux aussi par quitter ces territoires, accélérant la désertification médicale.
Les facteurs d’aggravation contemporains
L’évolution des aspirations professionnelles des jeunes médecins contribue à accentuer le phénomène. Les nouvelles générations privilégient massivement l’exercice en groupe et l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle. Une enquête récente auprès des internes révèle que 82% d’entre eux refusent l’installation isolée et que 78% souhaitent un exercice à temps partiel.
Les contraintes familiales jouent également un rôle déterminant. Pour un médecin dont le conjoint exerce une profession qualifiée, l’installation en zone rurale signifie souvent un sacrifice professionnel pour le partenaire. S’ajoutent les préoccupations liées à la scolarité des enfants et à l’accès aux services culturels, favorisant les métropoles régionales au détriment des petites communes.
Les conséquences sanitaires concrètes
L’impact sur les patients est mesurable et préoccupant. Dans les territoires sous-dotés, le taux de renoncement aux soins atteint 28%, contre 17% dans les zones bien pourvues. Pour les maladies chroniques comme le diabète, le suivi médical régulier chute de 35%, entraînant une augmentation de 22% des hospitalisations évitables.
Les chiffres de dépistage des cancers illustrent cette fracture territoriale : dans les zones sans médecin traitant, le taux de participation aux campagnes de dépistage du cancer colorectal tombe à 24%, contre 47% dans les territoires correctement dotés. Pour le cancer du sein, l’écart est de 18 points de pourcentage.
Les initiatives territoriales qui fonctionnent
Face à cette situation, certains territoires ont développé des réponses innovantes. La communauté de communes du Val de Loire a mis en place un système de navettes médicales gratuites, permettant aux patients sans véhicule d’accéder aux cabinets médicaux des villes voisines. Le département du Jura a créé un réseau de centres de santé départementaux employant des médecins salariés, garantissant une présence médicale stable dans les zones les plus isolées.
Dans le Morbihan, le projet « Médecins volants » permet à des praticiens retraités volontaires d’assurer des consultations ponctuelles dans les communes sans médecin, en complément des téléconsultations. Ce dispositif mixte maintient un lien physique essentiel pour les patients âgés ou complexes, tout en optimisant le temps médical disponible.
Les maisons de santé : solution miracle ou pansement insuffisant ?
Le développement des maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) constitue l’axe principal de la politique publique actuelle contre les déserts médicaux. Avec plus de 2 000 structures ouvertes depuis 2010, ces regroupements permettent de mutualiser les charges administratives et de favoriser la coordination entre professionnels.
Cependant, leur bilan reste mitigé en termes d’attractivité médicale. Une étude de l’Institut de Recherche en Santé Publique montre que 40% des MSP en zone sous-dense n’ont pas réussi à attirer de nouveau médecin dans les trois ans suivant leur ouverture. Lorsqu’elles fonctionnent, elles attirent souvent des praticiens des communes voisines, déplaçant le problème plutôt que de le résoudre.
La télémédecine : potentialités et limites
Présentée comme une solution d’avenir, la télémédecine s’est développée rapidement, notamment depuis la crise sanitaire de 2020. Les cabines de téléconsultation se multiplient dans les pharmacies et mairies des communes sans médecin. Le nombre de téléconsultations remboursées par l’Assurance Maladie a été multiplié par douze entre 2019 et 2024.
Toutefois, cette solution se heurte à plusieurs obstacles. Dans les zones rurales, 23% des patients de plus de 70 ans déclarent ne pas savoir utiliser ces dispositifs. Par ailleurs, l’absence d’examen clinique limite le champ d’application de ces consultations à distance. Un diagnostic établi par téléconsultation nécessite une confirmation en présentiel dans 31% des cas, selon une étude récente de l’Université de Médecine de Lyon.
Les assistants médicaux : une délégation de tâches nécessaire
Pour optimiser le temps médical disponible, le déploiement d’assistants médicaux progresse dans les cabinets. Ces professionnels prennent en charge les tâches administratives et certains actes techniques simples, permettant au médecin de se concentrer sur les consultations. Un généraliste assisté peut ainsi augmenter sa file active de 15 à 20%, offrant une réponse partielle à la pénurie.
Cette solution présente néanmoins des limites financières. Le coût d’un assistant médical (environ 36 000 euros annuels) n’est que partiellement compensé par les aides de l’Assurance Maladie, rendant le dispositif peu accessible aux médecins exerçant dans les zones les moins favorisées économiquement, qui sont souvent les plus touchées par la désertification médicale.
L’échec des mesures incitatives classiques
Depuis vingt ans, les pouvoirs publics ont multiplié les dispositifs d’incitation à l’installation : exonérations fiscales, primes d’installation, garanties de revenus. Force est de constater leur efficacité limitée. Selon la Cour des Comptes, ces aides représentent un budget annuel de 150 millions d’euros pour seulement 400 installations durables en zone sous-dense, soit un coût d’environ 375 000 euros par médecin installé.
Ce constat d’échec s’explique par la prépondérance des facteurs non financiers dans le choix d’installation. Les enquêtes auprès des jeunes médecins placent systématiquement la qualité de vie, la proximité des services éducatifs et culturels, et les possibilités professionnelles pour le conjoint loin devant les considérations financières.
Vers une régulation de l’installation ?
Face à l’inefficacité des mesures incitatives, le débat sur la régulation de l’installation des médecins revient régulièrement. Plusieurs pays européens comme l’Allemagne ou le Portugal ont mis en place des systèmes de conventionnement sélectif, limitant les nouvelles installations dans les zones surdotées.
En France, cette option se heurte à l’opposition historique des syndicats médicaux, au nom de la liberté d’installation. Des propositions intermédiaires émergent, comme l’obligation de réaliser les remplacements exclusivement en zone sous-dense pendant les premières années d’exercice, ou la création d’un système de bonus-malus dans le conventionnement selon la densité médicale du lieu d’installation.
Repenser la formation médicale
La réforme des études médicales constitue un levier essentiel pour l’avenir. L’augmentation du numerus apertus, qui a remplacé le numerus clausus depuis 2020, commence à porter ses fruits avec une hausse de 20% des effectifs en deuxième année. Cependant, cette augmentation quantitative doit s’accompagner d’une transformation qualitative de la formation.
Les stages en ambulatoire, particulièrement en zone sous-dense, restent insuffisants. Un étudiant en médecine passe en moyenne 80% de son temps de formation à l’hôpital, alors que la majorité exercera en ville. Les facultés de médecine implantées dans les villes moyennes, comme celle de Troyes créée en 2023, montrent des résultats encourageants : 62% de leurs diplômés s’installent dans un rayon de 50 km autour de leur lieu de formation.
L’indispensable approche territoriale intégrée
L’expérience montre que les solutions durables émergent d’une approche globale d’aménagement du territoire. Les zones qui parviennent à attirer des médecins sont celles qui ont préalablement développé une offre de services publics de qualité (écoles, transports), un tissu économique dynamique et des infrastructures culturelles attractives.
Les contrats locaux de santé, associant collectivités territoriales, Agences Régionales de Santé et professionnels, permettent cette approche intégrée. Dans le Finistère, le programme « Vivre et travailler au pays » combine soutien à l’installation médicale, politique de logement et développement économique local, obtenant un taux de maintien des jeunes médecins trois fois supérieur à la moyenne nationale des zones rurales.
Pour une réponse systémique
Les déserts médicaux représentent la manifestation la plus visible d’une crise plus profonde du système de santé français. Leur résorption nécessite une transformation structurelle de l’organisation des soins primaires, alliant redéfinition des rôles professionnels, réorganisation territoriale et refonte de la formation.
L’expérience des pays nordiques montre qu’une approche coordonnée peut inverser la tendance en une décennie. Elle implique cependant des choix politiques courageux et une vision dépassant les logiques corporatistes. La situation actuelle, fruit de décisions prises il y a trente ans, nous rappelle que les solutions d’aujourd’hui détermineront l’accès aux soins des Français pour les trente prochaines années.
Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.