La fracture sanitaire territoriale : état des lieux
En 2025, un Français sur quatre n’a pas de médecin traitant. Dans le département de la Creuse, ce chiffre atteint 40%. Les délais d’attente pour une consultation chez un ophtalmologue s’élèvent à 80 jours en moyenne nationale, mais dépassent 120 jours dans certains départements ruraux. Ces chiffres illustrent une réalité quotidienne : l’accès aux soins est devenu un facteur majeur d’inégalité sociale et territoriale.
Les déserts médicaux ne sont plus l’exception, mais une réalité qui s’étend. L’Institut de Recherche en Santé Publique estime que 8,6 millions de Français vivent dans une zone sous-dotée en médecins généralistes. Ce phénomène touche 30% du territoire national, principalement les zones rurales et certaines banlieues défavorisées.
La saturation des services d’urgence en est la conséquence directe. À l’hôpital Saint-Martin de Tourcoing, 45% des passages aux urgences concernent des pathologies qui relèvent de la médecine générale. Cette situation entraîne un engorgement chronique et des temps d’attente qui peuvent dépasser 6 heures pour des patients non prioritaires.
Le renoncement aux soins : un indicateur d’échec systémique
L’Observatoire National de la Santé a publié en janvier 2025 une étude alarmante : 28% des Français ont renoncé à des soins pour des raisons financières au cours des douze derniers mois. Ce taux monte à 42% pour les soins dentaires et 38% pour l’optique. Plus inquiétant encore, 17% des patients atteints de maladies chroniques déclarent avoir interrompu leur traitement pour des raisons économiques ou d’accessibilité.
Au-delà des chiffres, ces renoncements ont des conséquences concrètes. Les médecins de l’Association pour l’Égalité des Soins (APES) constatent une aggravation des pathologies non traitées à temps. Un diabète non diagnostiqué ou mal suivi aujourd’hui se transforme en complications cardiovasculaires ou rénales dans cinq ans, avec un coût humain et financier considérable.
La dimension géographique de ce renoncement est flagrante. Dans le département de l’Ariège, faiblement doté en spécialistes, 52% des femmes déclarent avoir renoncé à une consultation gynécologique dans les trois dernières années. Dans certaines communes rurales, l’absence de transport public rend impossible l’accès aux structures médicales pour les personnes non motorisées ou à mobilité réduite.
Les freins financiers : au-delà du reste à charge
Si l’Assurance Maladie couvre théoriquement l’essentiel des dépenses de santé, la réalité du terrain révèle des failles importantes. Le reste à charge moyen s’élève à 230€ par an et par personne, mais cette moyenne masque de fortes disparités. Pour un patient atteint d’une maladie chronique non reconnue en Affection Longue Durée (ALD), ce montant peut dépasser 1200€ annuels.
Les dépassements d’honoraires constituent un obstacle grandissant. Dans les grandes métropoles, trouver un spécialiste conventionné secteur 1 relève parfois du parcours du combattant. À Paris, 78% des gynécologues pratiquent des dépassements, avec une moyenne de 35€ par consultation. Les complémentaires santé ne compensent que partiellement ces surcoûts, créant une médecine à deux vitesses.
L’avance de frais représente également un frein considérable pour les ménages modestes. Malgré le développement du tiers payant, 35% des médecins généralistes ne le pratiquent pas systématiquement. Pour une famille au SMIC devant avancer 250€ de consultation pour trois enfants malades, l’équation budgétaire devient insoluble, même si le remboursement intervient ultérieurement.
Les innovations territoriales : quand les acteurs locaux s’organisent
Face à ces défis, des solutions émergent sur le terrain. Les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) transforment l’organisation des soins. La CPTS du Haut-Jura, regroupant 85 professionnels de santé, a mis en place un système de permanence qui garantit l’accès à un médecin généraliste en moins de 48 heures pour tout patient du territoire, y compris sans médecin traitant déclaré.
Les maisons de santé pluriprofessionnelles se multiplient, atteignant le nombre de 2300 structures en 2025. À Saint-André-sur-Loire, petite commune de 3500 habitants, la maison de santé inaugurée en 2023 a permis l’installation de deux médecins généralistes, une sage-femme et trois infirmiers, inversant une tendance au déclin de l’offre médicale qui durait depuis quinze ans.
Des initiatives mobiles voient également le jour. Le « Médicobus » du département des Landes parcourt 18 communes rurales chaque semaine, offrant consultations médicales et paramédicales aux populations isolées. Ce dispositif itinérant a permis à plus de 3200 patients de consulter un professionnel de santé en 2024, dont 40% n’avaient pas vu de médecin depuis plus de deux ans.
La télémédecine : promesses et limites
Le développement des consultations à distance constitue une réponse partielle aux déserts médicaux. En 2024, 8,5 millions de téléconsultations ont été remboursées par l’Assurance Maladie, contre 1,2 million en 2021. Cette croissance exponentielle témoigne d’une appropriation progressive par patients et soignants.
L’expérimentation « Télé-Santé Rural » menée dans le Cantal démontre l’intérêt de ces dispositifs. Équipées de cabines de téléconsultation connectées à des instruments de mesure, 12 pharmacies rurales permettent désormais d’accéder à un avis médical sans déplacement. Le taux de satisfaction atteint 87% chez les utilisateurs.
Cependant, la télémédecine révèle aussi ses limites. La fracture numérique touche 14 millions de Français, selon l’Agence Nationale pour l’Inclusion Numérique. Pour les personnes âgées ou précaires, une consultation par écran interposé reste un obstacle technique et psychologique. Par ailleurs, l’examen clinique traditionnel demeure irremplaçable pour de nombreuses pathologies.
Repenser le financement pour garantir l’équité
Le financement du système de santé repose sur un équilibre fragile entre Sécurité sociale (78%), organismes complémentaires (13%) et participation directe des ménages (9%). Cette architecture complexe génère des zones grises où certains soins échappent à une prise en charge satisfaisante.
La réforme « 100% Santé » a permis des avancées notables pour l’optique, le dentaire et l’audioprothèse. Néanmoins, elle ne couvre qu’une partie des besoins. En orthodontie adulte, le reste à charge moyen s’élève encore à 1850€. Pour un appareil auditif haut de gamme, il dépasse 800€ par oreille.
L’expérimentation des « territoires zéro renoncement aux soins » menée par la Caisse Primaire du Val-de-Marne propose une approche nouvelle. Un fonds d’intervention sociale permet de prendre en charge les restes à charge incompressibles pour les ménages modestes. En 2024, 3450 patients ont bénéficié de ce dispositif, avec un taux de retour aux soins de 92%.
Former et répartir : le défi des ressources humaines
La démographie médicale constitue l’enjeu central des prochaines décennies. Avec 10,3 médecins pour 10 000 habitants en 2025, la France se situe légèrement en dessous de la moyenne européenne (10,8). Mais ce chiffre masque d’importantes disparités : la Lozère compte 5,4 médecins pour 10 000 habitants, quand Paris en recense 16,7.
L’augmentation du numerus apertus, portant à 12 000 le nombre d’étudiants admis en deuxième année de médecine en 2024, produira ses effets à moyen terme. Mais la formation seule ne résout pas la question de la répartition territoriale. Les mesures incitatives à l’installation en zone sous-dense montrent leurs limites : seuls 18% des jeunes médecins choisissent ces territoires pour leur première installation.
Des expériences plus contraignantes émergent. Le « contrat d’engagement territorial » proposé par l’Université de Médecine Rurale offre une bourse d’études conséquente en échange d’un engagement à exercer cinq ans en zone sous-dotée. Lancé en 2022, ce dispositif compte 450 étudiants engagés qui commenceront à s’installer à partir de 2028.
Pour une gouvernance territoriale de la santé
La centralisation excessive du système de santé français constitue un frein à son adaptation aux réalités locales. Les Agences Régionales de Santé (ARS) disposent théoriquement d’une autonomie de gestion, mais restent fortement dépendantes des directives nationales et des enveloppes budgétaires fixées à Paris.
Le projet « Territoires de Santé » expérimenté dans trois départements depuis 2023 propose une gouvernance partagée entre élus locaux, professionnels de santé et représentants des usagers. Dans le Finistère, cette nouvelle instance a permis d’adapter le maillage territorial des soins d’urgence aux spécificités géographiques, réduisant de 22 minutes le temps d’accès moyen aux soins urgents.
La contractualisation locale constitue un levier prometteur. Le « Contrat Local de Santé » signé entre la communauté de communes du Val d’Argent et l’ARS a permis de maintenir une offre de soins de proximité grâce à un engagement financier des collectivités pour la construction d’une maison de santé et le logement des internes en stage.
Vers une santé solidaire : pistes d’action
Réparer l’accès aux soins en France nécessite une approche systémique articulant plusieurs leviers d’action complémentaires :
- Créer un statut de « médecin salarié territorial » permettant aux collectivités locales de recruter directement des praticiens là où l’offre libérale fait défaut
- Généraliser le tiers payant intégral pour supprimer l’obstacle de l’avance de frais
- Développer des plateformes départementales de mobilité santé associant transport à la demande et remboursement des frais de déplacement pour les patients isolés
- Mettre en place un « bouclier santé » garantissant qu’aucun ménage ne consacre plus de 3% de ses revenus aux dépenses de santé non remboursées
- Conditionner une partie des aides à l’installation des médecins à un engagement de présence minimale sur le territoire pendant huit ans
- Déployer des « assistants médicaux avancés » formés spécifiquement pour réaliser certains actes sous supervision médicale à distance
Ces mesures impliquent un investissement significatif, estimé à 4,2 milliards d’euros annuels. Mais le coût de l’inaction serait bien supérieur : la Cour des Comptes évalue à 8,7 milliards les surcoûts liés aux renoncements aux soins et aux prises en charge tardives.
L’impératif éthique
Au-delà des considérations économiques, l’accès aux soins constitue un impératif éthique pour notre société. Quand un patient renonce à se soigner faute de moyens ou de médecins disponibles, c’est le pacte républicain qui se fissure.
Le Comité National d’Éthique rappelait dans son avis de septembre 2024 que « l’équité dans l’accès au système de santé représente l’un des fondements de notre contrat social ». Cette dimension éthique doit guider les arbitrages financiers et organisationnels à venir.
La vision d’une France où personne ne renonce aux soins n’est pas utopique. Elle nécessite une mobilisation collective associant professionnels, patients, élus et institutions dans un effort coordonné. Les expériences réussies sur le terrain démontrent qu’une santé véritablement solidaire reste à notre portée, pour peu que la volonté politique se traduise en actes concrets.
Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.