La réalité des déserts médicaux urbains marseillais
Les quartiers nord de Marseille comptent parmi les zones les plus touchées par la désertification médicale urbaine. Dans le 15ème arrondissement, on dénombre à peine 4 médecins généralistes pour 10 000 habitants, soit deux fois moins que la moyenne nationale. Cette pénurie médicale s’accompagne d’une précarité sociale marquée : 35% de la population y vit sous le seuil de pauvreté, avec des revenus médians inférieurs à 14 000 euros par an. Le phénomène de renoncement aux soins y atteint des proportions alarmantes, touchant près de 27% des habitants selon une enquête menée par l’Observatoire Régional de la Santé en 2023.
Face à ces constats, les acteurs locaux ont dû développer des approches novatrices pour répondre à l’urgence sanitaire. L’idée des bus santé s’est imposée progressivement comme une solution pragmatique : plutôt que d’attendre la construction d’infrastructures permanentes ou l’installation hypothétique de nouveaux médecins, ces dispositifs mobiles permettent d’apporter directement les soins aux populations.
Le fonctionnement opérationnel des bus santé
Le réseau « Santé Mobile Méditerranée » opère actuellement cinq bus spécialisés dans différentes zones de la métropole marseillaise. Chaque unité mobile est équipée selon sa mission spécifique : consultation généraliste, dépistage, soins dentaires, santé des femmes ou prévention.
Le bus « Cœur des Femmes » illustre parfaitement ce dispositif. Ce véhicule de 15 mètres de long est aménagé en véritable cabinet médical itinérant avec deux espaces de consultation séparés, un équipement d’échographie portable, un électrocardiogramme et le matériel nécessaire pour réaliser des prélèvements sanguins. L’équipe permanente se compose d’une infirmière coordinatrice, d’une sage-femme et d’un chauffeur-médiateur. Des médecins spécialistes (cardiologues, gynécologues) interviennent par rotation selon un planning établi trimestriellement.
Les parcours sont établis en coordination avec les mairies d’arrondissement et les centres sociaux. Le bus stationne généralement une journée entière dans un quartier, sur un emplacement visible et accessible, souvent à proximité des marchés ou des équipements publics. Les emplacements sont communiqués à l’avance via les réseaux sociaux, les associations locales et les affichages municipaux.
Le Dr. Martin Sauvier, médecin coordinateur du dispositif, souligne l’importance du travail préparatoire : « Nous n’arrivons jamais sans prévenir. Un travail préalable avec les acteurs locaux est essentiel pour identifier les besoins spécifiques et mobiliser la population. Ce n’est pas seulement un bus qui arrive, c’est un dispositif intégré dans un réseau local. »
Analyse des résultats quantitatifs
Les données collectées après trois années de fonctionnement démontrent l’impact significatif du dispositif. En 2023, les cinq bus santé marseillais ont réalisé :
- 12 450 consultations de médecine générale
- 3 820 dépistages (cardiovasculaires, gynécologiques, diabète)
- 2 140 soins dentaires
- 8 760 actions de prévention individuelle
Le profil des bénéficiaires révèle que 65% n’avaient pas consulté de médecin depuis plus de deux ans. Parmi eux, 42% ne disposaient pas de médecin traitant déclaré. L’âge moyen des patients se situe à 47 ans, avec une surreprésentation des femmes (64% des consultations).
La cartographie des interventions montre une concentration dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville : La Castellane, Les Flamants, La Savine, Air Bel et Le Clos La Rose cumulent à eux seuls 60% des interventions. Cette répartition correspond effectivement aux zones identifiées comme les plus déficitaires en offre de soins.
Sur le plan budgétaire, le coût moyen d’une consultation dans ce dispositif s’établit à 38 euros, un montant comparable à celui d’une consultation classique en cabinet, mais qui intègre les frais de déplacement et d’amortissement du matériel roulant.
L’impact qualitatif : au-delà des chiffres
Les entretiens menés auprès des usagers et des professionnels révèlent des bénéfices qui dépassent la simple fourniture de soins. Mme Aya Belkacem, habitante du quartier de La Castellane, témoigne : « Sans le bus, je n’aurais jamais fait mon dépistage du cancer du sein. C’est juste en face de chez moi, je n’ai pas à prendre les transports, ni à faire garder mes enfants. »
Cette accessibilité géographique s’accompagne d’une approche adaptée aux réalités sociales et culturelles. Les équipes intègrent systématiquement des médiateurs sanitaires, souvent issus des quartiers d’intervention, qui facilitent le lien avec les populations les plus éloignées du système de santé.
Le Dr. Sophie Reynaud, gynécologue intervenant ponctuellement dans le bus « Cœur des Femmes », observe : « Nous rencontrons des patientes qui n’auraient jamais franchi la porte d’un cabinet médical classique. Le cadre moins intimidant du bus, sa présence au cœur du quartier, créent une forme de confiance immédiate. »
La dimension préventive constitue également un apport majeur. Les sessions d’information collectives organisées à proximité du bus (sous une tente déployable) permettent d’aborder des thématiques essentielles : alimentation, activité physique, contraception, suivi de grossesse. En 2023, plus de 7 500 personnes ont participé à ces actions collectives.
L’intégration dans le parcours de soins territorial
Le modèle marseillais se distingue par sa volonté d’articulation avec les structures existantes. Contrairement à certaines initiatives qui fonctionnent en parallèle du système conventionnel, les bus santé marseillais s’inscrivent dans une logique de complémentarité.
Chaque consultation donne lieu à la création ou à l’actualisation d’un dossier médical partagé. Les médecins généralistes libéraux du secteur reçoivent systématiquement un compte-rendu pour les patients qui déclarent disposer d’un médecin traitant.
Pour les patients sans médecin référent, le dispositif a développé des partenariats avec les centres de santé municipaux et les maisons médicales de garde. Un système de rendez-vous prioritaires permet d’orienter les cas nécessitant un suivi vers ces structures, avec un délai maximum de 72 heures.
La Communauté Professionnelle Territoriale de Santé (CPTS) « Marseille Nord » intègre désormais les bus santé dans sa cartographie des ressources. Son président, le Dr. Karim Benali, explique : « Ces unités mobiles sont devenues un maillon essentiel de notre organisation territoriale. Elles permettent d’identifier des patients qui échappaient complètement au radar du système de santé, puis de les réintégrer progressivement dans un parcours structuré. »
Cette articulation s’étend également aux services hospitaliers. Des protocoles spécifiques ont été établis avec les urgences des hôpitaux Nord et de la Timone pour la prise en charge accélérée des situations détectées comme préoccupantes lors des consultations mobiles.
Le modèle économique et ses limites
Le financement du dispositif repose sur un montage hybride associant fonds publics et privés. Le budget annuel de fonctionnement s’élève à 1,8 million d’euros, répartis comme suit :
- Agence Régionale de Santé : 40%
- Métropole Aix-Marseille-Provence : 25%
- Conseil Départemental des Bouches-du-Rhône : 15%
- Fondations privées : 15%
- Facturation à l’Assurance Maladie : 5%
Cette structure de financement révèle à la fois la force et la fragilité du modèle. D’un côté, la diversité des sources garantit une certaine stabilité ; de l’autre, la prépondérance des subventions expose le dispositif aux aléas budgétaires des collectivités territoriales.
La part réduite des recettes issues de la facturation conventionnelle s’explique par le profil des bénéficiaires (forte proportion de patients bénéficiaires de la CMU-C ou de l’AME) et par le choix assumé de ne pas facturer certaines interventions de prévention non reconnues par la nomenclature.
Anne-Claire Dupont, directrice administrative de l’association gestionnaire, pointe cette limite : « Notre modèle économique reste fragile car il repose largement sur des financements non pérennes. L’idéal serait d’obtenir une reconnaissance spécifique de ce type d’intervention dans les mécanismes de financement de droit commun. »
Les perspectives d’évolution et de réplication
Fort de son expérience, le dispositif marseillais envisage plusieurs axes de développement. Le premier concerne l’extension des spécialités couvertes, avec en projet un bus dédié à l’ophtalmologie et à la santé mentale, deux domaines particulièrement déficitaires dans les quartiers d’intervention.
La question technologique constitue un second axe prometteur. L’équipement progressif des bus en matériel de téléconsultation permettrait d’élargir l’offre en faisant intervenir à distance des spécialistes qui ne peuvent se déplacer physiquement. Un projet-pilote mené avec le service d’endocrinologie de l’hôpital universitaire démontre la faisabilité de cette approche.
Enfin, la dimension formation s’affirme comme un volet essentiel. Depuis 2022, les bus santé accueillent des internes en médecine générale et des étudiants infirmiers dans le cadre de stages délocalisés. Cette immersion dans les réalités des déserts médicaux urbains contribue à sensibiliser les futurs professionnels aux problématiques d’accès aux soins.
Le modèle marseillais suscite un intérêt croissant au niveau national. Une dizaine de délégations d’autres métropoles françaises sont venues observer le fonctionnement du dispositif en 2023. La métropole lyonnaise et l’Eurométropole de Strasbourg ont engagé des démarches similaires, en adaptant le concept à leurs spécificités territoriales.
Enseignements pour une politique nationale d’accès aux soins
L’expérience marseillaise des bus santé offre plusieurs enseignements transposables à l’échelle nationale :
Le premier concerne la nécessité d’adopter une approche territoriale fine. Les données collectées par le dispositif marseillais démontrent l’existence de micro-déserts médicaux à l’échelle infra-urbaine, parfois à quelques centaines de mètres de structures de soins existantes mais inaccessibles symboliquement pour certaines populations.
Le second enseignement porte sur l’importance d’intégrer la médiation sanitaire dans toute stratégie d’accès aux soins. Le succès du dispositif repose largement sur sa capacité à construire des ponts culturels et sociaux entre le système de santé et les populations qui en sont éloignées.
Enfin, cette expérimentation souligne l’intérêt d’une approche pragmatique et progressive. Face à l’urgence des déserts médicaux, les bus santé représentent une solution intermédiaire qui n’exclut pas le développement parallèle d’infrastructures permanentes, mais qui permet d’apporter une réponse immédiate aux besoins les plus pressants.
La généralisation de tels dispositifs supposerait toutefois une évolution du cadre réglementaire et financier. La création d’un statut spécifique pour ces unités mobiles dans la cartographie de l’offre de soins, associée à des mécanismes de financement adaptés, constituerait une avancée significative pour reconnaître et soutenir ces innovations territoriales.
Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.