Un dispositif méconnu face à l’urgence du renoncement aux soins
En 2024, près de 30% des Français déclarent avoir renoncé à des soins pour des raisons financières. Derrière ce chiffre alarmant se cachent des réalités diverses : reports d’examens, refus de traitements coûteux, médicaments non achetés. Le Dr Martin, médecin généraliste à Bordeaux, témoigne : « Je vois chaque semaine des patients qui font l’impasse sur leurs médicaments parce qu’ils ne peuvent pas avancer les frais ou payer le reste à charge. Ce sont souvent les plus vulnérables qui renoncent aux soins, aggravant ainsi leur état de santé. »
La Complémentaire santé solidaire (CSS) existe pourtant depuis 2019, remplaçant la CMU-C et l’ACS. Malgré sa mise en place, le taux de non-recours reste élevé : selon l’enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (organisme d’études indépendant), plus de 40% des personnes éligibles n’en bénéficient pas. Cette situation paradoxale s’explique par plusieurs facteurs : méconnaissance du dispositif, démarches administratives perçues comme complexes, ou barrière numérique pour les demandes en ligne.
Qu’est-ce que la Complémentaire santé solidaire ?
La CSS constitue un filet de sécurité permettant aux personnes aux revenus modestes d’accéder aux soins sans obstacle financier. Elle prend en charge la part complémentaire des dépenses de santé, c’est-à-dire ce qui reste à payer après le remboursement de l’Assurance Maladie. Selon le niveau de ressources, elle peut être entièrement gratuite ou nécessiter une participation financière modique.
Ce dispositif diffère des mutuelles classiques par son caractère social : les tarifs de la CSS avec participation financière sont bien inférieurs à ceux du marché privé. Pour une personne de 60 ans, la participation s’élève à 30€ par mois en 2025, contre souvent plus de 100€ pour une complémentaire santé classique offrant des garanties similaires.
Conditions d’éligibilité : qui peut bénéficier de la CSS ?
L’accès à la CSS repose sur deux critères principaux :
- Être affilié à l’Assurance Maladie française
- Ne pas dépasser un certain plafond de ressources
Les plafonds de ressources sont actualisés chaque année et varient selon la composition du foyer. Pour 2025, ils s’établissent comme suit :
Composition du foyer | Plafond CSS gratuite (€/an) | Plafond CSS avec participation (€/an) |
---|---|---|
1 personne | 10 339 € | 13 957 € |
2 personnes | 15 508 € | 20 936 € |
3 personnes | 18 610 € | 25 123 € |
4 personnes | 21 712 € | 29 311 € |
Par personne supplémentaire | + 4 135 € | + 5 582 € |
Pour déterminer l’éligibilité, toutes les ressources du foyer sont prises en compte : salaires, allocations chômage, pensions de retraite, revenus immobiliers, etc. Certaines prestations sociales font exception et ne sont pas comptabilisées, comme l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé ou l’allocation personnalisée d’autonomie.
Comment effectuer sa demande de CSS ?
La demande de CSS peut s’effectuer par plusieurs canaux :
En ligne
La démarche dématérialisée représente la voie la plus directe. Le demandeur peut se connecter à son compte personnel sur le site de l’Assurance Maladie et remplir le formulaire électronique. Cette méthode permet un traitement plus rapide de la demande et un suivi en temps réel.
Par courrier
Pour les personnes moins à l’aise avec les outils numériques, il reste possible d’envoyer le formulaire papier à sa caisse d’assurance maladie. Ce formulaire est disponible dans les points d’accueil ou téléchargeable sur le site de l’Assurance Maladie.
Auprès d’un travailleur social
Les personnes en difficulté peuvent se faire accompagner par un travailleur social, au sein d’un Centre communal d’action sociale (CCAS) ou d’une permanence sociale. Mme Dubois, assistante sociale à Lille, précise : « Nous aidons régulièrement des personnes à constituer leur dossier de CSS. Beaucoup ignorent qu’elles y ont droit ou sont découragées par les démarches administratives. »
Documents nécessaires pour constituer son dossier
Pour une demande complète, plusieurs justificatifs sont requis :
- Une pièce d’identité (carte nationale d’identité, passeport, titre de séjour)
- Le dernier avis d’imposition ou de non-imposition
- Les justificatifs de ressources des 12 derniers mois (bulletins de salaire, attestations Pôle emploi, etc.)
- Un relevé d’identité bancaire (RIB)
- Pour les locataires, une quittance de loyer ou l’attestation de résidence
- Pour les propriétaires, la taxe foncière ou le titre de propriété
L’instruction du dossier prend généralement deux mois. En cas d’urgence médicale, il est possible de demander un traitement accéléré en joignant un certificat médical attestant de la nécessité de soins rapides.
Couverture offerte : quels soins sont pris en charge ?
La CSS offre une couverture étendue qui comprend :
Les consultations médicales
Les consultations chez les médecins généralistes et spécialistes sont prises en charge à 100% des tarifs conventionnés, sans dépassement d’honoraires. Les professionnels de santé ne peuvent pas facturer de dépassements aux bénéficiaires de la CSS, ce qui garantit un accès aux soins sans reste à charge.
Les médicaments
Tous les médicaments remboursables par l’Assurance Maladie sont couverts intégralement. Pour les médicaments à service médical rendu modéré (vignette orange), habituellement remboursés à 30%, la CSS complète pour atteindre 100% du tarif de référence.
L’hospitalisation
L’intégralité des frais d’hospitalisation est couverte, y compris le forfait journalier hospitalier (20€ par jour en 2025). Les éventuels suppléments pour chambre individuelle restent toutefois à la charge du patient, sauf prescription médicale justifiant l’isolement.
Les soins dentaires
La CSS inclut la prise en charge des soins conservateurs (caries, détartrage) et prothétiques (couronnes, bridges) selon un panier de soins défini. Le Dr Petit, chirurgien-dentiste à Lyon, explique : « Pour mes patients bénéficiaires de la CSS, je propose systématiquement les options sans reste à charge. Les prothèses métalliques ou céramo-métalliques sont entièrement couvertes, ce qui évite les renoncements aux soins dentaires souvent coûteux. »
L’optique
Des montures et verres correcteurs sont pris en charge tous les deux ans dans la limite d’un forfait. Le dispositif « 100% Santé » permet d’accéder à des lunettes sans reste à charge, avec un choix parmi 17 modèles de montures adultes et 10 modèles enfants en 2025.
Les aides auditives
Les audioprothèses sont également couvertes dans le cadre du « 100% Santé », permettant l’accès à des appareils de qualité sans débourser de supplément.
Tiers payant intégral : la fin de l’avance de frais
L’un des avantages majeurs de la CSS réside dans le tiers payant intégral. Les bénéficiaires n’ont pas à avancer d’argent pour leurs soins, levant ainsi un obstacle financier considérable. Pour de nombreuses personnes aux budgets contraints, l’impossibilité d’avancer les frais médicaux constitue en effet un frein majeur à l’accès aux soins.
Ce mécanisme fonctionne simplement : sur présentation de la carte Vitale à jour, le professionnel de santé se fait directement rembourser par l’Assurance Maladie et l’organisme gestionnaire de la CSS. M. Leroy, bénéficiaire à Marseille, témoigne : « Avant d’avoir la CSS, je repoussais toujours mes rendez-vous chez le spécialiste car je ne pouvais pas avancer 70€. Maintenant, je n’hésite plus à consulter quand j’en ai besoin. »
La CSS avec participation financière : un compromis économique
Pour les personnes dont les ressources dépassent légèrement le plafond de la CSS gratuite, la CSS avec participation financière représente une alternative avantageuse. Le montant de cette participation varie selon l’âge :
Âge du bénéficiaire | Participation mensuelle (2025) |
---|---|
Moins de 29 ans | 8 € |
De 30 à 49 ans | 14 € |
De 50 à 59 ans | 21 € |
De 60 à 69 ans | 30 € |
70 ans et plus | 36 € |
Ces tarifs, significativement inférieurs à ceux des complémentaires santé du marché, permettent d’accéder à une couverture complète pour un coût maîtrisé. Le paiement s’effectue directement auprès de l’organisme gestionnaire choisi par le bénéficiaire, soit l’Assurance Maladie, soit un organisme complémentaire (mutuelle, assurance, institution de prévoyance) figurant sur la liste des participants au dispositif.
Durée et renouvellement : anticiper pour éviter les ruptures de droits
La CSS est accordée pour une durée d’un an. Son renouvellement n’est pas automatique, sauf pour les bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active (RSA) et de l’Allocation de Solidarité aux Personnes Âgées (ASPA). Pour tous les autres, il est nécessaire d’initier une nouvelle demande 2 à 4 mois avant l’échéance.
Cette contrainte administrative peut entraîner des ruptures de droits préjudiciables. M. Béranger, directeur d’une association d’aide aux précaires à Rennes, alerte : « Nous constatons régulièrement des situations où des personnes se retrouvent sans couverture complémentaire pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, faute d’avoir anticipé le renouvellement. Pendant cette période, elles reportent souvent des soins nécessaires. »
Pour faciliter les démarches de renouvellement, l’Assurance Maladie envoie désormais un courrier de rappel trois mois avant l’échéance. La procédure de renouvellement est identique à la demande initiale, nécessitant de fournir à nouveau les justificatifs de ressources.
Des solutions pour améliorer le recours à la CSS
Face au taux élevé de non-recours, plusieurs initiatives ont été mises en place :
Simplification des démarches
La dématérialisation des procédures permet désormais de déposer une demande en ligne en quelques clics. Les délais de traitement ont également été réduits, passant de trois à deux mois en moyenne.
Information ciblée
Des campagnes d’information sont menées dans les zones identifiées comme ayant un fort taux de non-recours. Les Caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) organisent régulièrement des sessions d’information dans les quartiers prioritaires et les zones rurales isolées.
Détection proactive
Un système de détection proactive a été mis en place pour identifier les personnes potentiellement éligibles. À partir des données fiscales, les CPAM peuvent désormais contacter directement les personnes susceptibles de bénéficier de la CSS pour les inciter à déposer une demande.
Accompagnement renforcé
Des référents « accès aux droits » ont été désignés dans chaque CPAM pour accompagner les personnes en difficulté. Ces agents spécialisés peuvent aider à constituer les dossiers et orienter vers d’autres dispositifs d’aide si nécessaire.
Des défis qui persistent
Malgré ces avancées, plusieurs obstacles continuent de limiter l’efficacité de la CSS :
L’illectronisme
La fracture numérique touche particulièrement les populations éligibles à la CSS. Selon l’Institut national de la statistique, 17% des Français n’utilisent pas internet, et ce taux monte à 35% chez les personnes à faibles revenus. Mme Leclerc, médiatrice numérique dans une association parisienne, observe : « Beaucoup de nos usagers ne savent pas utiliser un ordinateur ou n’ont pas accès à internet. Sans accompagnement, ils sont incapables d’effectuer les démarches en ligne pour la CSS. »
La complexité administrative perçue
Bien que simplifiées, les démarches restent perçues comme complexes par de nombreuses personnes. La liste des justificatifs à fournir et le vocabulaire administratif peuvent décourager les potentiels bénéficiaires.
Le manque d’information
Malgré les campagnes d’information, de nombreuses personnes ignorent encore l’existence de la CSS ou pensent à tort ne pas y avoir droit. L’information circule difficilement auprès des publics les plus isolés socialement.
Perspectives d’évolution du dispositif
Pour renforcer l’efficacité de la CSS et augmenter son taux de recours, plusieurs évolutions sont envisagées :
Automatisation de l’attribution
À l’image de ce qui existe déjà pour les bénéficiaires du RSA, l’automatisation de l’attribution de la CSS pourrait être étendue à d’autres catégories de personnes dont l’administration connaît déjà les ressources (bénéficiaires de l’Allocation aux Adultes Handicapés, chômeurs en fin de droits, etc.).
Allongement de la durée des droits
Le passage d’une durée de validité d’un à deux ans permettrait de réduire les risques de rupture de droits et d’alléger la charge administrative tant pour les bénéficiaires que pour l’Assurance Maladie.
Élargissement du panier de soins
Certaines prestations peu ou pas remboursées par l’Assurance Maladie pourraient être intégrées au panier de soins de la CSS, notamment les médecines alternatives comme l’ostéopathie ou certains dispositifs médicaux.
La Complémentaire santé solidaire constitue une avancée significative dans la lutte contre le renoncement aux soins pour raisons financières. Toutefois, son plein potentiel ne sera atteint qu’à condition d’améliorer son taux de recours. L’enjeu des prochaines années sera de faire converger simplification administrative, information ciblée et détection proactive des bénéficiaires potentiels pour que chaque personne éligible puisse effectivement accéder à ce droit fondamental.
Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.