Le rôle essentiel des pharmacies et infirmiers dans la prévention
Dans les territoires où l’accès aux médecins se raréfie, pharmaciens et infirmiers deviennent des acteurs de première ligne pour maintenir un accès aux soins. Leur rôle s’étend désormais bien au-delà de la simple délivrance de médicaments ou de soins techniques, transformant ces professionnels en véritables sentinelles de santé publique.
Les pharmaciens : nouveaux acteurs de la prévention de proximité
Les 21 000 pharmacies françaises constituent un réseau dense couvrant l’ensemble du territoire. Cette présence, y compris dans les zones sous-dotées en médecins, fait du pharmacien un interlocuteur privilégié pour de nombreux Français. En moyenne, chaque citoyen se rend en pharmacie 8 fois par an, créant autant d’opportunités d’actions préventives.
Depuis 2019, les compétences vaccinales des pharmaciens s’élargissent progressivement. D’abord autorisés à vacciner contre la grippe, ils peuvent désormais administrer la plupart des vaccins du calendrier vaccinal aux personnes de plus de 16 ans, sur présentation d’une prescription médicale ou dans le cadre des recommandations officielles. Cette évolution a permis d’augmenter la couverture vaccinale nationale de 8% pour certains vaccins selon l’Institut National de Prévention et d’Éducation à la Santé (INPES).
Dans le cadre du dépistage organisé du cancer colorectal, les pharmaciens distribuent les kits de dépistage aux personnes éligibles âgées de 50 à 74 ans. En 2023, 52% des kits distribués l’ont été via le réseau officinal, contribuant à maintenir un taux de participation au dépistage de 34%, malgré un environnement sanitaire difficile.
Le Dr Martin, médecin de santé publique à Bordeaux, confirme : « Les pharmaciens sont devenus des acteurs indispensables de la prévention, notamment dans les territoires ruraux où ils constituent parfois le seul contact avec le système de santé. Leur implication dans la vaccination et le dépistage a permis de maintenir l’accès à ces services essentiels malgré la désertification médicale. »
Tests d’orientation diagnostique et suivi biologique
Les Tests Rapides d’Orientation Diagnostique (TROD) constituent un autre axe majeur de la prévention en pharmacie. Les TROD angine, réalisables chez les plus de 10 ans, permettent d’orienter le patient vers un médecin en cas de suspicion d’angine bactérienne, évitant ainsi des prescriptions inutiles d’antibiotiques et désengorgeant les cabinets médicaux.
Le suivi biologique des patients chroniques s’est également développé. Les pharmaciens peuvent désormais réaliser des tests capillaires pour le suivi du diabète ou des traitements anticoagulants. Ces mesures, intégrées dans le parcours de soins coordonné, permettent d’ajuster les traitements et de détecter précocement d’éventuelles complications.
Mme Durand, pharmacienne à Lille, témoigne : « Chaque semaine, nous réalisons une vingtaine de tests glycémiques et d’INR pour des patients qui auraient dû attendre plusieurs jours pour un rendez-vous médical. Nous détectons régulièrement des déséquilibres nécessitant une adaptation rapide du traitement, évitant ainsi des complications graves. »
Éducation thérapeutique et accompagnement
L’éducation thérapeutique représente une dimension fondamentale du rôle préventif des pharmaciens. À chaque délivrance, ils vérifient la bonne compréhension du traitement, détectent d’éventuelles interactions médicamenteuses et adaptent leurs conseils aux spécificités du patient.
Les entretiens pharmaceutiques, formalisés depuis 2013, permettent un suivi approfondi des patients sous anticoagulants oraux, antiasthmatiques ou anticancéreux oraux. En 2023, plus de 180 000 entretiens ont été réalisés, améliorant significativement l’observance thérapeutique et réduisant les hospitalisations liées aux effets indésirables médicamenteux.
La lutte contre la iatrogénie médicamenteuse constitue un autre domaine d’intervention. Le bilan partagé de médication, proposé aux patients polymédiqués de plus de 65 ans, permet d’identifier les risques d’interactions et d’effets indésirables. « Nous avons détecté des interactions potentiellement graves chez 18% des patients ayant bénéficié d’un bilan de médication », rapporte M. Thomas, pharmacien à Rennes.
Les infirmiers : piliers de la prévention quotidienne
Avec plus de 700 000 professionnels, les infirmiers constituent le premier groupe professionnel de santé en France. Leur présence au domicile des patients fragiles en fait des acteurs clés de la prévention.
Prévention et suivi des maladies chroniques
Les infirmiers jouent un rôle déterminant dans le suivi des maladies chroniques. Lors des visites à domicile, ils évaluent l’état général du patient, détectent les signes précoces de complications et adaptent les soins en conséquence.
Dans le cadre du suivi du diabète, les infirmières réalisent des glycémies capillaires, éduquent les patients à l’auto-surveillance et à l’adaptation des doses d’insuline, et détectent précocement les complications podologiques. Cette surveillance régulière réduit de 60% le risque d’hospitalisation pour déséquilibre glycémique selon une étude menée par l’Assurance Maladie en 2022.
Pour les patients insuffisants cardiaques, le suivi infirmier inclut la surveillance du poids, des œdèmes et de la pression artérielle. « Nous sommes souvent les premiers à détecter une décompensation cardiaque débutante, permettant d’ajuster le traitement avant une hospitalisation en urgence », explique Mme Robert, infirmière libérale à Lyon.
Maintien à domicile et prévention de la dépendance
Le vieillissement de la population française accentue les besoins en prévention de la dépendance. Les infirmiers, par leur présence quotidienne auprès des personnes âgées, contribuent activement à cette mission.
La prévention des chutes, première cause d’accident domestique chez les plus de 65 ans, constitue un axe majeur d’intervention. Les infirmiers évaluent les risques environnementaux lors de leurs visites et proposent des aménagements adaptés. Cette vigilance a permis de réduire de 30% les hospitalisations pour fracture du col du fémur dans les zones où des programmes spécifiques ont été déployés.
La dénutrition, qui touche 40% des personnes âgées hospitalisées, fait également l’objet d’une surveillance attentive. Les infirmiers assurent un suivi pondéral régulier et alertent précocement en cas de perte de poids significative.
M. Bernard, directeur d’un service de soins infirmiers à domicile (SSIAD) à Toulouse, souligne : « Nos équipes repèrent quotidiennement des situations de fragilité qui, sans intervention, conduiraient à une perte d’autonomie rapide. Cette prévention silencieuse évite chaque année des centaines d’hospitalisations et d’entrées en institution. »
Actions de dépistage et vaccination
Les compétences des infirmiers en matière de dépistage et de vaccination s’élargissent progressivement. Depuis 2018, ils peuvent vacciner sans prescription médicale préalable contre la grippe les personnes majeures ciblées par les recommandations vaccinales.
La crise du Covid-19 a accéléré ce mouvement, les infirmiers ayant été autorisés à vacciner l’ensemble de la population et à prescrire eux-mêmes les vaccins. Cette extension de compétences a permis d’augmenter significativement la couverture vaccinale, particulièrement dans les zones rurales et pour les populations à mobilité réduite.
Les infirmiers participent également à divers programmes de dépistage. Dans le cadre de la lutte contre l’hypertension artérielle, premier facteur de risque cardiovasculaire modifiable, ils réalisent des mesures tensionnelles lors de leurs interventions et orientent les patients vers leur médecin en cas d’anomalie. « Nous détectons chaque mois plusieurs cas d’hypertension non diagnostiquée chez des patients que nous suivons pour d’autres pathologies », témoigne M. Petit, infirmier à Grenoble.
Obstacles et perspectives d’évolution
Freins à l’expansion du rôle préventif
Malgré ces avancées, plusieurs obstacles limitent encore le déploiement optimal de la prévention par les pharmaciens et infirmiers. Le modèle économique, principalement basé sur l’acte curatif ou la délivrance de produits, freine le développement d’activités préventives souvent peu ou mal rémunérées.
La formation initiale et continue reste insuffisamment orientée vers la prévention et l’éducation thérapeutique. Seuls 38% des pharmaciens et 45% des infirmiers déclarent avoir suivi une formation spécifique à l’éducation thérapeutique selon un sondage réalisé en 2022 par le Comité de Développement Professionnel Continu (CDPC).
Les cloisonnements professionnels persistent, limitant la coordination entre les différents acteurs du parcours de soins. « La communication avec les médecins reste trop souvent unidirectionnelle et insuffisante pour assurer un véritable suivi préventif coordonné », déplore Mme Legrand, présidente d’une association d’infirmiers libéraux.
Innovations prometteuses
Plusieurs expérimentations locales montrent la voie d’une meilleure intégration des pharmaciens et infirmiers dans la stratégie nationale de prévention. Dans le département du Nord, un programme pilote permet aux pharmaciens d’accéder au dossier médical partagé et d’y inscrire leurs interventions préventives, créant ainsi une véritable continuité du parcours de prévention.
Les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) favorisent l’émergence de projets de prévention associant médecins, pharmaciens et infirmiers. À Montpellier, une CPTS a mis en place un parcours coordonné de prévention du diabète de type 2, impliquant médecins généralistes, pharmaciens, infirmiers et diététiciens, réduisant de 40% le délai de prise en charge des patients à risque.
La télésanté ouvre également de nouvelles perspectives. Des plateformes permettent désormais aux infirmiers à domicile de partager en temps réel des données cliniques avec les médecins traitants, accélérant ainsi la prise de décision préventive. À Dijon, un programme pilote équipe les infirmiers libéraux de dispositifs connectés (tensiomètres, électrocardiographes portables), améliorant significativement le suivi préventif des patients cardiaques isolés.
Recommandations pour renforcer la prévention
Pour optimiser le potentiel préventif des pharmaciens et infirmiers, plusieurs mesures semblent nécessaires :
- Développer un modèle économique valorisant les activités de prévention, avec des rémunérations spécifiques pour les actions d’éducation thérapeutique et de dépistage
- Renforcer la formation initiale et continue en matière de prévention et de communication motivationnelle
- Favoriser l’émergence d’équipes de soins primaires intégrant systématiquement pharmaciens et infirmiers, avec des outils de coordination efficaces
- Élargir progressivement les compétences en matière de prescription conditionnelle et de renouvellement d’ordonnances pour les situations stabilisées
- Systématiser l’évaluation de l’impact des actions préventives, avec des indicateurs partagés entre tous les professionnels
Conclusion
L’évolution du rôle des pharmaciens et infirmiers dans le système de santé français constitue une réponse pragmatique aux défis actuels : désertification médicale, vieillissement de la population et explosion des maladies chroniques. En première ligne face aux patients, ces professionnels disposent d’atouts essentiels pour renforcer la prévention et l’éducation thérapeutique : proximité géographique, disponibilité sans rendez-vous, expertise technique et relation de confiance établie dans la durée.
L’expérience de la crise sanitaire a démontré leur capacité d’adaptation et d’innovation. Les initiatives locales fleurissent, montrant la voie d’une réorganisation plus efficiente du système de santé autour de la prévention. Reste à transformer ces expérimentations en politique nationale cohérente, dépassant les clivages professionnels traditionnels au profit d’une approche véritablement centrée sur les besoins de la population.
L’enjeu dépasse largement le cadre sanitaire pour toucher à l’aménagement du territoire et à l’équité sociale. Pharmaciens et infirmiers, par leur présence dans les zones défavorisées et auprès des populations vulnérables, contribuent à réduire les inégalités d’accès à la prévention. Leur mobilisation représente ainsi un levier majeur pour construire un système de santé plus juste et plus efficace.
Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.