La technologie au service de la santé pour tous – Limites : fracture numérique et formation des usagers

Les promesses non tenues de la santé numérique

La carte Vitale dématérialisée, les prises de rendez-vous en ligne, la téléconsultation et les applications de suivi médical constituent désormais le quotidien d’une partie des Français. Ces outils numériques, vantés comme solutions aux problèmes d’accès aux soins, se heurtent pourtant à une réalité complexe : 13 millions de Français demeurent éloignés du numérique selon les chiffres de 2024. Parmi eux, 6,5 millions ne se connectent jamais à internet et 6,5 millions supplémentaires se déclarent peu à l’aise avec les outils numériques.

Dans le département de la Creuse, Marie Dupont, 78 ans, témoigne : « On me dit d’aller sur Doctolib pour prendre rendez-vous avec un spécialiste. Je n’ai pas d’ordinateur, pas de smartphone, et mes enfants habitent à 200 kilomètres. Comment suis-je censée faire ? » Cette situation n’est pas isolée. Dans les zones rurales, où l’accès aux soins est déjà compliqué par la distance et la pénurie de médecins, la dématérialisation des services de santé crée une double peine.

La fracture numérique : un facteur d’exclusion sanitaire

Les statistiques révèlent que l’illectronisme touche de façon disproportionnée certaines catégories de la population : 67% des plus de 75 ans, 43% des personnes sans diplôme et 30% des ménages modestes. Ces mêmes groupes sont également ceux qui présentent les besoins de santé les plus importants et qui rencontrent déjà des obstacles dans leur parcours de soins.

La fracture numérique en santé se manifeste à plusieurs niveaux :

  • L’accès matériel : absence d’équipement (ordinateur, smartphone) ou de connexion internet fiable, particulièrement dans les zones blanches où 15% du territoire français reste mal couvert par le haut débit
  • Les compétences numériques : difficultés à utiliser les interfaces, à créer et gérer des comptes en ligne, à naviguer entre différentes plateformes
  • L’autonomie d’usage : dépendance à un tiers pour accéder aux services numériques de santé
  • La littératie en santé numérique : capacité à comprendre et utiliser l’information de santé disponible en ligne

L’Assurance Maladie a progressivement dématérialisé ses services : déclaration de médecin traitant, consultation des remboursements, demande de carte européenne d’assurance maladie… Mais que deviennent les assurés qui ne peuvent pas utiliser ces services en ligne ? Les guichets physiques réduisent leurs horaires, les délais de traitement des dossiers papier s’allongent, créant une médecine à deux vitesses.

Le paradoxe des déserts médicaux numériques

Les territoires les plus défavorisés en matière d’offre de soins sont souvent aussi les moins bien dotés en infrastructures numériques. Dans certaines vallées des Alpes ou communes isolées du Massif Central, l’absence de couverture mobile et de connexion internet stable rend impossible l’utilisation des services de télémédecine, pourtant présentés comme solution aux déserts médicaux.

Le Centre d’Études Régional sur l’Accès aux Soins (CERAS) a cartographié cette superposition des déserts médicaux et numériques en 2023. Les résultats montrent que 78% des communes classées en zone d’intervention prioritaire pour l’accès aux soins présentent également des difficultés d’accès au numérique.

Le docteur Laurent Martin, médecin généraliste dans un village de l’Ariège, explique : « La téléconsultation pourrait effectivement aider mes patients à consulter des spécialistes sans faire 80 kilomètres. Mais dans notre vallée, la connexion est instable et coupe régulièrement pendant les consultations. Beaucoup de mes patients âgés n’ont pas non plus l’équipement nécessaire. »

Les personnes âgées face à la santé numérique

La population vieillissante, qui a le plus besoin de soins réguliers, est paradoxalement la moins à l’aise avec les outils numériques. Les plus de 70 ans constituent 40% des consultations médicales en France mais seulement 15% des utilisateurs de services de santé en ligne.

L’Association pour l’Accompagnement Numérique des Seniors (AANS) a mené une enquête auprès de 1 200 personnes âgées en 2024. Les résultats sont édifiants : 72% déclarent avoir renoncé au moins une fois à un soin ou une démarche de santé en raison de difficultés liées au numérique. Plus inquiétant encore, 23% admettent avoir déjà pris un rendez-vous médical non urgent uniquement pour se faire aider dans leurs démarches administratives en ligne.

Jeanne Martin, 84 ans, habitante d’une petite ville du Nord, raconte : « Mon médecin m’a prescrit des séances de kinésithérapie. La secrétaire m’a dit de prendre rendez-vous sur internet. J’ai demandé à ma voisine de m’aider, mais elle était occupée. J’ai finalement attendu que ma fille vienne me voir le week-end suivant… J’ai perdu dix jours de soins. »

Les initiatives de médiation numérique en santé

Face à ces constats, des initiatives émergent pour réduire la fracture numérique en santé. Les Maisons France Services, déployées dans les territoires ruraux depuis 2019, proposent un accompagnement aux démarches administratives en ligne, y compris celles liées à la santé. Mais avec seulement 2 500 structures pour couvrir l’ensemble du territoire, leur maillage reste insuffisant.

L’association « Santé Pour Tous » a lancé en 2023 un programme de médiation numérique en santé dans dix départements pilotes. Des médiateurs se déplacent au domicile des personnes isolées pour les aider dans leurs démarches de santé en ligne et les former progressivement à l’autonomie. « Notre objectif n’est pas de faire à la place des gens, mais de les accompagner vers l’autonomie numérique », explique Sophie Durand, coordinatrice du programme.

Les résultats préliminaires sont encourageants : après six mois d’accompagnement, 60% des bénéficiaires déclarent être capables d’effectuer seuls certaines démarches en ligne comme la consultation de leurs remboursements ou le téléchargement d’une attestation.

La formation des usagers : un investissement nécessaire

Au-delà de l’accès matériel, la formation des usagers aux outils numériques de santé représente un défi considérable. Les interfaces des applications et plateformes de santé, souvent conçues par des ingénieurs pour des utilisateurs à l’aise avec le numérique, ne prennent pas suffisamment en compte les besoins des personnes moins familières avec ces technologies.

L’Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé (INPES) a publié en 2024 un rapport préconisant l’intégration systématique d’une dimension pédagogique dans le déploiement des outils numériques de santé. Parmi les recommandations :

  • Proposer des tutoriels adaptés aux différents niveaux de compétence numérique
  • Mettre en place des permanences téléphoniques d’assistance spécifiques aux outils de santé
  • Former les professionnels de santé à l’accompagnement numérique de leurs patients
  • Créer des interfaces simplifiées pour les usagers les moins à l’aise avec le numérique

Certains établissements de santé expérimentent des solutions innovantes. À l’hôpital régional de Limoges, des « référents numériques » circulent dans les salles d’attente pour aider les patients à créer leur espace personnel sur le portail de l’hôpital et les former à son utilisation. « Nous avons constaté que 15 minutes d’accompagnement permettent à la plupart des patients de devenir autonomes », affirme Pierre Dubois, directeur du développement numérique de l’établissement.

L’enjeu de la simplification des interfaces

La multiplicité des plateformes et applications de santé constitue un obstacle majeur pour les usagers. Un patient atteint d’une maladie chronique peut se retrouver à jongler entre l’application de l’Assurance Maladie, celle de sa mutuelle, le portail de son hôpital, l’interface de prise de rendez-vous et diverses applications de suivi médical.

« Cette fragmentation numérique est contre-productive », analyse le professeur Claire Lambert, spécialiste des usages numériques en santé. « Chaque plateforme a ses propres codes, sa propre logique d’utilisation. C’est comme si on demandait aux patients d’apprendre plusieurs langues étrangères simultanément pour pouvoir se soigner. »

Le projet « Mon Espace Santé », lancé en 2022, visait à unifier l’accès aux services numériques de santé. Mais trois ans après son lancement, seuls 35% des assurés ont activé leur compte, et parmi eux, moins de la moitié l’utilisent régulièrement. La complexité de l’interface et le manque d’accompagnement expliquent en grande partie ce faible taux d’adoption.

Les solutions alternatives : maintenir une approche hybride

Face à ces difficultés, le maintien de solutions alternatives au tout-numérique apparaît indispensable. Plusieurs initiatives locales montrent qu’une approche hybride, combinant services numériques et accompagnement humain, peut fonctionner :

  • Les permanences d’écrivains numériques dans les maisons de santé pluriprofessionnelles, où des personnes formées aident les patients dans leurs démarches en ligne
  • Les bornes tactiles simplifiées dans les pharmacies et cabinets médicaux, avec une assistance humaine à proximité
  • Les lignes téléphoniques dédiées pour la prise de rendez-vous et le suivi médical, maintenues en parallèle des plateformes en ligne
  • Les « bus numériques santé » qui sillonnent les zones rurales pour former les habitants aux outils de santé en ligne

La Caisse Primaire d’Assurance Maladie du Finistère a expérimenté en 2023 un système de « délégation sécurisée », permettant à une personne de confiance (proche, travailleur social) d’effectuer certaines démarches en ligne pour le compte d’un assuré ne maîtrisant pas le numérique. Le dispositif, encadré par une charte éthique stricte, a bénéficié à plus de 2 000 personnes en un an.

Vers une conception inclusive des outils numériques de santé

Pour que la transition numérique en santé ne laisse personne au bord du chemin, une approche de conception inclusive s’impose. Celle-ci implique d’associer les usagers les plus éloignés du numérique dès la phase de conception des outils.

Le Laboratoire d’Innovation Numérique en Santé (LINS) a développé une méthodologie de « design inclusif » appliquée aux services de santé. « Nous organisons des ateliers où des personnes âgées, des habitants de zones rurales ou des personnes en situation de précarité testent les interfaces et proposent des améliorations », explique Nathalie Petit, directrice du LINS. « Les développeurs sont souvent surpris de constater à quel point leurs interfaces, qu’ils pensaient intuitives, peuvent être incompréhensibles pour certains publics. »

Parmi les principes du design inclusif en santé numérique :

  • Simplifier au maximum les parcours utilisateurs
  • Utiliser un langage clair et accessible
  • Proposer systématiquement des alternatives non numériques
  • Garantir la compatibilité avec les technologies d’assistance
  • Limiter le nombre d’étapes pour accomplir une action

L’éducation numérique en santé : un enjeu de santé publique

Au-delà des solutions techniques, l’éducation numérique en santé émerge comme un véritable enjeu de santé publique. La capacité à utiliser les outils numériques pour gérer sa santé devient progressivement une compétence essentielle, au même titre que la littératie en santé traditionnelle.

Le Programme National d’Éducation Numérique en Santé, lancé en 2024, vise à intégrer cette dimension dans les parcours d’éducation thérapeutique. « Pour un patient atteint de diabète, apprendre à utiliser une application de suivi glycémique fait désormais partie intégrante de la gestion de sa maladie », souligne le docteur François Martin, coordinateur du programme.

Cette éducation numérique en santé doit être adaptée aux besoins spécifiques de chaque public. Pour les personnes âgées, l’accent est mis sur la prise en main progressive des outils essentiels. Pour les patients atteints de maladies chroniques, la formation porte sur les applications de suivi et d’observance thérapeutique. Pour les habitants des zones rurales, l’apprentissage de la téléconsultation devient prioritaire.

La médecine du futur sera numérique, mais elle ne sera véritablement efficace que si elle est accessible à tous. Entre promesse technologique et réalité sociale, un fossé persiste qu’il devient urgent de combler pour éviter que la santé numérique ne devienne un facteur supplémentaire d’inégalités d’accès aux soins.

Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.

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