L’intelligence artificielle, levier d’égalité dans le dépistage précoce
Dans les zones sous-médicalisées où l’attente pour une consultation spécialisée peut dépasser six mois, les alternatives se font rares. Le Centre d’études et de recherche sur les technologies médicales (CERTM) de Marseille a déployé en 2024 un système expérimental de dépistage du cancer de la peau par intelligence artificielle. Ces appareils, installés dans des pharmacies volontaires de quartiers prioritaires, permettent de scanner les lésions cutanées suspectes et d’obtenir une première analyse en moins de trois minutes.
« Nous avons reçu plus de 2800 personnes en quatre mois, dont 72% n’avaient jamais consulté un dermatologue. Parmi elles, 137 cas suspects ont été identifiés et orientés vers une consultation prioritaire, avec un délai maximum de deux semaines », explique le Dr. Marie Dubois, coordonnatrice du projet.
Cette initiative représente une réponse concrète au problème de détection tardive des cancers dans les populations défavorisées. Les statistiques récentes de l’Institut national de veille sanitaire montrent un écart de survie à cinq ans de 21% entre les patients des quartiers les plus aisés et ceux des zones urbaines sensibles pour certains types de cancers – écart principalement attribuable à un diagnostic plus tardif.
Les algorithmes au service du diagnostic précoce
L’intelligence artificielle bouleverse les méthodes traditionnelles de dépistage en offrant des capacités d’analyse dépassant parfois celles des spécialistes. Les algorithmes développés par le Centre de recherche en informatique médicale (CRIM) atteignent désormais 94% de précision dans l’identification des nodules pulmonaires malins sur les scanners thoraciques, contre 88% en moyenne pour les radiologues confirmés.
Plus remarquable encore : ces systèmes peuvent détecter des anomalies jusqu’à 15 mois avant qu’elles ne deviennent visibles pour un œil humain expérimenté. Une avancée potentiellement révolutionnaire pour la prise en charge précoce des cancers du poumon, particulièrement présents dans les populations ouvrières et les zones à forte pollution industrielle.
Le programme « Détection Précoce 35 » lancé dans trois départements tests (Loire-Atlantique, Nord et Bouches-du-Rhône) illustre cette approche. Des unités mobiles équipées de scanners et de systèmes d’IA se déplacent à la rencontre des populations les plus éloignées du système de soins. Les images sont analysées en temps réel et transmises à une équipe de radiologues qui confirment ou infirment les diagnostics proposés par l’algorithme dans un délai de 48 heures maximum.
Technologies à bas coût et zones sous-médicalisées
L’un des atouts majeurs de l’IA dans le domaine du dépistage réside dans sa capacité à fonctionner avec des équipements moins sophistiqués que ceux habituellement requis. Le projet « Échographie Intelligente » développé par l’université de Lyon utilise des sondes échographiques portables à moins de 2000 euros, connectées à un smartphone ou une tablette.
Ces appareils, couplés à un algorithme d’interprétation, permettent à des infirmiers formés en trois jours seulement de réaliser des dépistages du cancer du sein avec une fiabilité de 87% par rapport à une mammographie standard. Dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, 23 maisons de santé situées en zones rurales ont été équipées de ce dispositif.
« Nous avons réalisé plus de 4500 examens en un an, principalement auprès de femmes qui avaient renoncé au dépistage classique en raison de l’éloignement des centres d’imagerie », indique le Pr. Thomas Martin, responsable du projet. « 341 cas suspects ont été identifiés, conduisant à 57 diagnostics de cancer, dont 78% à un stade précoce, ce qui améliore considérablement le pronostic. »
Ces technologies « frugales » présentent un double avantage : elles réduisent drastiquement le coût du dépistage et peuvent être déployées dans des territoires dépourvus d’équipements lourds ou de spécialistes. Le coût moyen d’un dépistage via ces nouveaux dispositifs est estimé à 23 euros, contre 67 euros pour un circuit traditionnel.
La réduction des inégalités territoriales par la télémédecine intelligente
Les déserts médicaux touchent aujourd’hui plus de 8 millions de Français, principalement dans les zones rurales et certaines périphéries urbaines. La télémédecine assistée par intelligence artificielle offre de nouvelles perspectives pour ces territoires délaissés.
La plateforme « DiagAssist », expérimentée depuis 18 mois dans le département de la Creuse, combine intelligence artificielle et téléconsultation. Les patients sont reçus par un infirmier qui réalise un examen guidé par un logiciel spécialisé. Celui-ci oriente les questions et les explorations en fonction des symptômes décrits. L’algorithme établit ensuite une proposition de diagnostic et de priorité, transmise à un médecin référent qui valide ou ajuste à distance.
Ce système a permis de traiter plus de 14 000 consultations avec un délai d’attente moyen de 1,7 jour, contre 27 jours auparavant pour obtenir un rendez-vous médical dans ce territoire. Plus significatif encore : 72% des cas ont pu être entièrement résolus sans déplacement du patient ni du médecin.
« L’intelligence artificielle ne remplace pas le médecin, mais elle optimise considérablement son temps et son expertise », souligne le Dr. François Berthier, médecin coordinateur du dispositif. « Un généraliste peut désormais suivre efficacement jusqu’à 3000 patients, contre 1100 en moyenne dans un cabinet traditionnel. »
Au-delà du dépistage : vers une médecine prédictive accessible
L’intelligence artificielle ouvre également la voie à une médecine prédictive, capable d’identifier les personnes à risque avant même l’apparition des premiers symptômes. Le programme « CardioPredict », déployé dans 37 pharmacies de quartiers prioritaires, utilise un simple tensiomètre connecté couplé à un algorithme analysant les variations de pression et le rythme cardiaque.
Ce dispositif permet de détecter des risques cardiovasculaires avec une fiabilité de 89% par rapport aux explorations cardiologiques classiques. Plus de 22 000 personnes ont déjà bénéficié de ce dépistage, conduisant à l’identification de 1854 patients à haut risque qui ont été orientés vers un parcours de soins adapté.
« Nous estimons que ce dispositif pourrait prévenir jusqu’à 12% des accidents vasculaires cérébraux et 8% des infarctus dans les populations précaires qui échappent généralement au suivi médical classique », indique le Pr. Sophie Lambert, cardiologue et conceptrice du programme.
Des initiatives similaires se développent pour le diabète (PrédiGlycémie) et certaines maladies neurodégénératives (NeuroCog), avec des dispositifs simples d’utilisation et déployables à grande échelle dans les territoires défavorisés.
Les défis éthiques et organisationnels
Malgré ces avancées prometteuses, le déploiement de l’intelligence artificielle pour le dépistage des populations défavorisées soulève plusieurs questions. La première concerne la protection des données de santé. Les algorithmes nécessitent d’importantes bases de données pour s’entraîner et s’améliorer, posant la question du consentement éclairé des patients et de la sécurisation des informations.
Le Comité national d’éthique pour la santé numérique a publié en 2023 une série de recommandations, insistant sur la nécessité d’un « consentement dynamique » permettant aux patients de modifier leurs choix concernant l’utilisation de leurs données à tout moment.
La question de la responsabilité en cas d’erreur diagnostique reste également à clarifier. Qui du médecin, du développeur de l’algorithme ou de l’institution déployant le dispositif porte la responsabilité juridique? Plusieurs procédures sont actuellement en cours devant les tribunaux, qui devraient permettre de préciser progressivement ce cadre.
Enfin, l’acceptabilité sociale de ces technologies constitue un enjeu majeur. Une étude menée par l’Observatoire des inégalités de santé révèle que 43% des personnes issues des catégories socioprofessionnelles défavorisées expriment une méfiance envers les diagnostics assistés par intelligence artificielle, contre 28% dans les catégories aisées.
Perspectives et recommandations
Pour que l’intelligence artificielle devienne un véritable outil de réduction des inégalités de santé, plusieurs conditions doivent être réunies :
- Formation des professionnels de proximité : les pharmaciens, infirmiers et autres paramédicaux doivent être formés à l’utilisation de ces nouvelles technologies pour garantir un déploiement efficace dans les territoires sous-dotés.
- Intégration aux parcours de soins existants : les dispositifs de dépistage par IA doivent s’intégrer harmonieusement aux parcours de soins, avec des filières prioritaires pour la prise en charge des cas détectés.
- Adaptation culturelle et linguistique : les interfaces doivent être conçues pour être accessibles aux populations précaires, y compris celles maîtrisant mal le français ou présentant un faible niveau de littératie en santé.
- Évaluation continue : les dispositifs déployés doivent faire l’objet d’une évaluation rigoureuse, mesurant non seulement leur performance technique mais aussi leur impact réel sur la réduction des inégalités de santé.
Le déploiement de ces technologies nécessite un investissement initial conséquent, estimé à 1,8 milliard d’euros pour couvrir l’ensemble des territoires sous-dotés. Cependant, une étude d’impact économique réalisée par l’École d’économie de la santé estime que chaque euro investi dans ces dispositifs permettrait d’économiser 4,2 euros de dépenses de santé sur cinq ans, grâce à la détection plus précoce des pathologies et à l’optimisation des ressources médicales.
Des expérimentations à la généralisation
Les résultats encourageants des expérimentations en cours justifient d’envisager une généralisation progressive de ces dispositifs. Une proposition de loi visant à intégrer officiellement les outils de dépistage par intelligence artificielle dans l’offre de soins primaires a été déposée en octobre 2024.
Ce texte prévoit notamment le remboursement intégral des actes de dépistage réalisés via ces technologies pour les bénéficiaires de la Complémentaire Santé Solidaire et les habitants des zones d’intervention prioritaire.
Il propose également la création d’un « Pass Dépistage Numérique » permettant aux populations éloignées du système de santé d’accéder gratuitement à ces dispositifs via les pharmacies, maisons de santé et centres communaux d’action sociale.
Le déploiement de l’intelligence artificielle pour le dépistage précoce des maladies représente une opportunité majeure pour réduire les inégalités de santé. En facilitant l’accès au diagnostic dans les zones sous-médicalisées et auprès des populations précaires, ces technologies pourraient contribuer significativement à l’amélioration de l’espérance de vie en bonne santé, qui présente actuellement un écart de 7,8 ans entre les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées et les moins favorisées.
Toutefois, leur déploiement doit s’accompagner d’une réflexion approfondie sur les enjeux éthiques, juridiques et sociaux qu’elles soulèvent. L’intelligence artificielle n’est qu’un outil au service d’une politique de santé publique qui doit rester centrée sur l’humain et l’équité.
Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.