Les obstacles sociaux à l’accès aux soins en France

La précarité : un déterminant majeur du renoncement aux soins

En 2024, 9,2 millions de Français vivent sous le seuil de pauvreté. Pour ces personnes, le choix se pose régulièrement entre se soigner ou subvenir à d’autres besoins essentiels. Malgré l’existence de la Complémentaire santé solidaire (CSS), le reste à charge demeure un obstacle considérable. Une étude de l’Institut Dupont révèle que 26% des bénéficiaires de minima sociaux ont renoncé à des soins dentaires au cours des douze derniers mois, et 18% à une consultation chez un spécialiste.

Le témoignage de Madame M., habitante d’une commune périurbaine de Marseille, illustre cette réalité : « Avec 840 euros par mois, je dois choisir entre payer mon loyer et acheter mes médicaments pour l’hypertension. Quand le frigo est vide, les médicaments attendent. » Cette situation, loin d’être isolée, traduit un phénomène structurel où l’accès aux soins devient conditionné par le niveau de ressources.

Les avances de frais constituent un autre frein considérable. Si le tiers payant existe théoriquement, sa mise en œuvre reste partielle. Pour les consultations hors parcours de soins ou chez certains spécialistes, les patients doivent avancer des sommes qu’ils ne possèdent parfois pas. Dans les zones tendues, le dépassement d’honoraires aggrave cette situation, créant une médecine à deux vitesses où l’accès aux praticiens disponibles rapidement dépend de la capacité à payer.

La complexité administrative représente un obstacle supplémentaire. L’obtention et le renouvellement des droits nécessitent des démarches que les personnes en situation de précarité peinent à accomplir. Le non-recours aux droits touche particulièrement les populations vulnérables : selon l’Observatoire Martineau, 34% des personnes éligibles à la CSS n’en bénéficient pas, par méconnaissance ou découragement face aux procédures.

L’isolement social : un amplificateur des inégalités sanitaires

L’isolement ne se résume pas à l’éloignement géographique. En milieu urbain comme rural, de nombreux Français souffrent d’un manque de réseau social susceptible de les accompagner dans leur parcours de soins. Les personnes âgées sont particulièrement touchées : 27% des plus de 75 ans déclarent n’avoir aucune visite au domicile pendant des semaines entières.

Cette solitude impacte directement l’accès aux soins. Sans proche pour les accompagner, ces personnes rencontrent des difficultés pour se rendre aux consultations, comprendre les prescriptions médicales ou respecter les traitements. Le Docteur Lambert, médecin généraliste dans l’Oise, constate : « Certains de mes patients âgés annulent régulièrement leurs rendez-vous faute de moyen de transport. D’autres ne prennent pas correctement leur traitement car personne n’est là pour les aider à organiser leur pilulier. »

L’isolement produit également des effets psychologiques qui éloignent du système de santé. La dépression, fréquente chez les personnes isolées, réduit la motivation à prendre soin de soi. L’absence de soutien émotionnel affaiblit la capacité à affronter un diagnostic difficile ou à suivre un traitement contraignant. Une enquête de la Fondation Moreau montre que les personnes déclarant se sentir seules ont 2,5 fois plus de risques de renoncer à des soins que celles bénéficiant d’un soutien social.

Pour les personnes isolées vivant en zone rurale, la situation devient particulièrement critique. À l’isolement social s’ajoute l’éloignement des structures de soins. Dans le département de la Creuse, 18% des habitants se trouvent à plus de 30 minutes d’un service d’urgence. Sans réseau de solidarité pour les véhiculer, ces populations cumulent les obstacles.

Les discriminations : des obstacles invisibles mais persistants

Si la loi garantit théoriquement un accès égal aux soins pour tous, la réalité révèle des discriminations tenaces. Les refus de soins touchent particulièrement les bénéficiaires de la CSS et de l’Aide Médicale d’État (AME). Une enquête par testing menée par le Collectif Santé Pour Tous en 2023 a révélé que 15% des dentistes et 8% des médecins généralistes refusaient explicitement ou implicitement de recevoir des patients bénéficiaires de la CSS.

Ces refus prennent diverses formes : délais d’attente anormalement longs, orientation systématique vers l’hôpital, ou prétexte d’un agenda complet. Madame K., bénéficiaire de l’AME, témoigne : « Quand j’appelle pour un rendez-vous sans préciser ma situation, on me propose une date dans les deux semaines. Quand je mentionne l’AME, subitement le délai passe à trois mois. »

Les personnes en situation de handicap font également face à des obstacles spécifiques. L’accessibilité physique des cabinets médicaux reste insuffisante malgré les obligations légales. Selon l’Association Valentin, 42% des cabinets de médecine générale ne sont pas accessibles aux personnes à mobilité réduite. Au-delà de l’accessibilité physique, c’est parfois l’accueil même qui pose problème, avec un manque de formation des professionnels aux besoins spécifiques de certains patients.

Les discriminations liées à l’origine réelle ou supposée persistent également. Les personnes issues de l’immigration rapportent des expériences de soins dégradées : temps de consultation réduit, explications sommaires, ou préjugés sur certaines pathologies. Cette discrimination, souvent subtile, s’avère difficile à prouver mais impacte durablement le rapport au système de soins.

Les populations particulièrement vulnérables

Certaines populations cumulent les facteurs d’exclusion. Les personnes sans domicile fixe, estimées à 330 000 en France, rencontrent des obstacles majeurs pour accéder aux soins. Sans adresse stable, l’ouverture et le maintien des droits deviennent complexes. La priorité donnée à la survie immédiate (se nourrir, s’abriter) relègue souvent les soins au second plan, malgré des besoins sanitaires importants.

Les migrants en situation irrégulière, bien que théoriquement couverts par l’AME après trois mois de présence sur le territoire, se heurtent à la méconnaissance du système et à la barrière linguistique. L’interprétariat professionnel en santé reste insuffisamment développé et financé. Dans les Permanences d’Accès aux Soins de Santé (PASS), les délais d’attente s’allongent faute de moyens suffisants.

Les personnes souffrant de troubles psychiques graves sont également confrontées à des difficultés spécifiques. La stigmatisation persistante de la maladie mentale conduit à des retards de diagnostic et de prise en charge. La saturation des services psychiatriques publics, avec des délais atteignant parfois un an pour un premier rendez-vous en Centre Médico-Psychologique (CMP), aggrave cette situation.

Les travailleurs précaires, notamment ceux enchaînant les contrats courts ou exerçant en horaires atypiques, peinent à maintenir un suivi médical régulier. L’impossibilité de s’absenter du travail sans risquer de perdre leur emploi ou une partie de leur rémunération constitue un frein majeur. Le Centre Durand rapporte que 45% des intérimaires déclarent avoir reporté des soins pour des raisons professionnelles au cours de l’année écoulée.

Des dispositifs existants mais insuffisants

Face à ces obstacles sociaux, des dispositifs ont été mis en place. Les PASS, intégrées aux hôpitaux publics, permettent un accès aux soins pour les personnes démunies. Cependant, leur répartition territoriale reste inégale et leurs moyens limités. En 2023, le nombre de patients reçus a augmenté de 18% sans renforcement proportionnel des équipes.

Les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) développent des initiatives pour améliorer l’accès aux soins des populations vulnérables. La CPTS du Marais a ainsi mis en place un système de médiation en santé qui accompagne physiquement les personnes isolées vers les structures de soins. Ces initiatives, bien que prometteuses, dépendent fortement de l’engagement des professionnels locaux et manquent d’un cadre national structurant.

Les associations jouent un rôle essentiel pour combler les lacunes du système. L’association « Médecins Solidaires » a ouvert huit centres de santé dans des quartiers prioritaires, proposant des consultations sans avance de frais et un accompagnement social intégré. Toutefois, ces structures associatives ne peuvent se substituer durablement à un système de santé publique accessible à tous.

La dématérialisation des démarches administratives, censée simplifier l’accès aux droits, crée paradoxalement de nouvelles barrières. Selon l’Observatoire de l’inclusion numérique, 13 millions de Français sont en difficulté avec les outils numériques. Pour ces personnes, prendre rendez-vous sur Doctolib ou effectuer une démarche en ligne devient un parcours semé d’embûches.

Vers des solutions intégrées

L’amélioration de l’accès aux soins des populations vulnérables nécessite une approche globale. Le décloisonnement entre le sanitaire et le social constitue un enjeu majeur. Les expérimentations d' »aller-vers », où des équipes médico-sociales se déplacent auprès des personnes les plus éloignées du système de santé, montrent des résultats encourageants. Dans le quartier des Oliviers, l’équipe mobile santé-précarité a permis à 68% des habitants rencontrés de réintégrer un parcours de soins classique.

La simplification administrative représente un levier important. L’automatisation de l’attribution de certains droits, comme la CSS pour les bénéficiaires du RSA, a montré son efficacité mais reste à généraliser. La création d’un « coffre-fort numérique » permettant de conserver durablement les documents administratifs des personnes en situation de précarité faciliterait le maintien des droits.

La formation des professionnels de santé aux spécificités des publics vulnérables demeure insuffisante. L’intégration dans le cursus médical d’un module obligatoire sur les inégalités sociales de santé permettrait de sensibiliser les futurs praticiens. Le développement de la médiation en santé, reconnue par la loi depuis 2016 mais sous-financée, offrirait un accompagnement adapté aux personnes les plus éloignées du système.

La lutte contre les discriminations passe par un renforcement des contrôles et des sanctions. En 2023, seules 12 procédures ont abouti à des sanctions contre des professionnels pour refus de soins discriminatoires, malgré les nombreux signalements. Un testing régulier et systématique, suivi d’actions concrètes, s’avère nécessaire pour faire évoluer les pratiques.

L’impératif d’une politique de santé socialement juste

La réduction des obstacles sociaux à l’accès aux soins ne peut se limiter à des ajustements techniques. Elle nécessite une politique de santé qui place l’équité au cœur de ses priorités. Le budget consacré à la prévention et à la réduction des inégalités de santé reste marginal (moins de 3% des dépenses de l’Assurance Maladie), révélant un décalage entre les ambitions affichées et les moyens déployés.

La territorialisation des politiques de santé offre l’opportunité d’adapter les réponses aux réalités locales. Les Contrats Locaux de Santé (CLS) ont démontré leur pertinence lorsqu’ils intègrent pleinement la dimension sociale de l’accès aux soins. Le CLS du Bassin Minier a ainsi permis de réduire de 22% le renoncement aux soins en trois ans grâce à des actions ciblées.

L’implication des usagers, particulièrement ceux en situation de vulnérabilité, dans l’élaboration des politiques de santé reste embryonnaire. Les dispositifs de démocratie sanitaire peinent à inclure les voix des plus précaires. Pourtant, l’expérience du Conseil Consultatif des Personnes Accompagnées montre que cette participation améliore significativement la pertinence des dispositifs.

Face à la fragmentation des compétences entre l’État, l’Assurance Maladie et les collectivités territoriales, une gouvernance clarifiée s’impose. La création d’instances de coordination départementales dédiées à l’accès aux soins des publics vulnérables permettrait une meilleure articulation des interventions et une évaluation partagée des résultats.

Pour un système de santé inclusif

Les obstacles sociaux à l’accès aux soins ne sont pas une fatalité. Ils résultent de choix politiques et organisationnels qui peuvent être modifiés. L’expérience des Maisons de Santé Pluriprofessionnelles implantées dans les quartiers prioritaires démontre qu’une offre de soins de proximité, coordonnée et attentive aux déterminants sociaux, améliore significativement l’accès aux soins des populations vulnérables.

Le renforcement des équipes de premier recours, associé à des dispositifs de médiation en santé, constitue une piste prometteuse. Dans le département du Nord, le programme « Médiateurs Santé » a permis d’accompagner 3 400 personnes vers le système de soins en 2023, avec un taux de 78% d’entrée effective dans un parcours de santé.

À l’heure où le système de santé français traverse une crise profonde, la réduction des inégalités sociales d’accès aux soins ne représente pas seulement un impératif éthique, mais aussi un enjeu d’efficience. Les retards de diagnostic et de prise en charge liés aux obstacles sociaux génèrent des surcoûts considérables pour la collectivité. Investir dans la levée de ces obstacles constitue donc un choix rationnel tant sur le plan humain qu’économique.

La construction d’un système de santé véritablement inclusif nécessite une mobilisation de l’ensemble des acteurs : professionnels de santé, travailleurs sociaux, institutions, associations et usagers. C’est à cette condition que pourra se concrétiser le principe fondateur de notre système de santé : l’accès aux soins pour tous, indépendamment de la condition sociale, économique ou du lieu de résidence.

Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.

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