Rendre les soins financièrement accessibles – Réduire le renoncement aux soins

Le phénomène silencieux du renoncement aux soins

Un Français sur quatre renonce à des soins pour des raisons financières. Ce chiffre, révélé par l’Observatoire Régional de la Santé (ORS), masque une réalité quotidienne souvent invisible. Madame Martin, 58 ans, habitante d’une commune rurale de la Creuse, témoigne : « J’ai repoussé mon opération de la cataracte pendant deux ans. Avec le reste à charge et les déplacements, je ne pouvais pas me le permettre. » Ce témoignage illustre un problème structurel touchant principalement les populations précaires, les seniors à revenus modestes et les travailleurs indépendants.

En 2023, l’Institut National de Prévention (INP) a identifié les soins dentaires, optiques et auditifs comme les domaines les plus concernés par le renoncement. Malgré la mise en place du dispositif « 100% Santé » visant à réduire le reste à charge sur certains équipements, le phénomène persiste. Les facteurs explicatifs dépassent la simple question financière : méconnaissance des droits, complexité administrative et délais d’obtention des aides constituent des obstacles supplémentaires.

L’information comme premier remède

La sensibilisation des publics vulnérables représente un axe prioritaire dans la lutte contre le renoncement aux soins. L’Assurance Maladie déploie depuis 2022 des « médiateurs santé » dans les quartiers prioritaires. Ces agents formés vont à la rencontre des populations éloignées du système de santé pour les informer sur leurs droits et les accompagner dans leurs démarches. « Nous avons accompagné plus de 5000 personnes en 2024, dont 40% ignoraient être éligibles à la Complémentaire santé solidaire », explique Sophie Dumas, coordinatrice du programme.

Des initiatives locales complètent ce dispositif national. À Marseille, l’association « Santé Pour Tous » a mis en place des permanences hebdomadaires dans trois centres sociaux. Les bénévoles, souvent d’anciens professionnels de santé ou du secteur social, orientent les habitants vers les dispositifs adaptés à leur situation. « Nous constatons que l’information existe mais n’atteint pas ceux qui en ont le plus besoin », note Marc Leroy, président de l’association. « Notre approche de proximité permet de briser cette barrière invisible. »

Le numérique constitue un autre levier de sensibilisation, bien que son utilisation doive tenir compte de la fracture digitale. Le portail « Mes Droits Santé », lancé en 2023, propose un simulateur permettant d’identifier rapidement les aides auxquelles chacun peut prétendre. L’application est complétée par une ligne téléphonique dédiée pour accompagner les personnes moins à l’aise avec les outils numériques.

Simplifier pour mieux accéder

La complexité administrative représente un obstacle majeur dans l’accès aux soins. Les formulaires multiples, les pièces justificatives à fournir et les délais de traitement découragent de nombreux assurés. Face à ce constat, plusieurs réformes ont été engagées pour fluidifier les parcours administratifs.

La Complémentaire santé solidaire (CSS), fusion de la CMU-C et de l’ACS réalisée en 2019, illustre cette volonté de simplification. « Avant la réforme, nous avions deux dispositifs avec des règles différentes et des démarches spécifiques. Désormais, un seul formulaire suffit », explique Joëlle Renard, directrice adjointe d’une caisse primaire d’assurance maladie. Le taux de non-recours reste néanmoins élevé, estimé à 34% selon la Direction de la Recherche et des Études Statistiques (DRES).

La dématérialisation des procédures progresse également. Le renouvellement automatique des droits pour certaines catégories de bénéficiaires (allocataires du RSA notamment) et la possibilité de réaliser les démarches en ligne ont permis de réduire les ruptures de droits. L’application « Mon Espace Santé », déployée nationalement en 2022, centralise les informations médicales et administratives de l’assuré, facilitant le suivi de ses droits.

Les innovations territoriales contre le renoncement

Les initiatives locales jouent un rôle déterminant dans la réduction du renoncement aux soins. La région Bretagne expérimente depuis 2019 les Plateformes d’Intervention Départementales pour l’Accès aux Soins et à la Santé (PFIDASS). Ces dispositifs permettent de détecter les situations de renoncement et d’accompagner les personnes concernées vers la réalisation effective des soins. « Notre approche combine détection précoce, médiation et suivi personnalisé », détaille Antoine Bernard, responsable d’une PFIDASS. « Sur les 3000 personnes accompagnées l’an dernier, 78% ont pu réaliser les soins initialement abandonnés. »

Dans les zones rurales, les Maisons de Santé Pluriprofessionnelles (MSP) intègrent désormais des permanences de travailleurs sociaux. Cette présence permet d’aborder la dimension sociale des problématiques de santé et de faciliter l’orientation vers les dispositifs d’aide. La MSP de Saint-Laurent, dans le Jura, a ainsi réduit de 15% le taux de renoncement aux soins sur son territoire en trois ans.

Les Centres Communaux d’Action Sociale (CCAS) développent également des initiatives innovantes. À Lyon, le programme « Santé Solidaire » propose une avance des frais médicaux pour les personnes en situation de précarité, remboursée ensuite par l’Assurance Maladie. Ce dispositif élimine l’obstacle financier immédiat et sécurise le parcours de soins.

Les défis de la coordination

La multiplicité des acteurs intervenant dans l’accès aux soins (Assurance Maladie, complémentaires santé, collectivités territoriales, associations) soulève la question de la coordination. « Les dispositifs existent mais fonctionnent parfois en parallèle, sans véritable articulation », analyse le Professeur Dubois de l’École des Hautes Études en Santé Publique. « Cette fragmentation nuit à l’efficacité globale du système et complique le parcours de l’usager. »

Pour répondre à cet enjeu, des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) intègrent désormais la lutte contre le renoncement aux soins dans leurs missions prioritaires. Ces structures, qui regroupent les professionnels de santé d’un territoire, travaillent en lien avec les acteurs sociaux pour fluidifier les parcours. « Notre CPTS a créé un poste de référent accès aux droits qui fait le lien entre le médical et le social », témoigne le Dr Lambert, président d’une CPTS du Nord.

À l’échelle nationale, la Délégation Interministérielle à la Prévention et à la Lutte contre la Pauvreté coordonne depuis 2023 un plan spécifique sur le renoncement aux soins. Ce plan prévoit notamment la généralisation des plateformes territoriales d’accompagnement et la création d’un observatoire national pour mesurer l’impact des politiques publiques.

L’impact de la crise sanitaire : révélateur et accélérateur

La pandémie de COVID-19 a exacerbé les inégalités d’accès aux soins tout en accélérant certaines évolutions positives. Le Centre d’Analyse des Politiques Publiques (CAPP) a mesuré une augmentation de 12% du renoncement aux soins pendant les périodes de confinement, touchant particulièrement les maladies chroniques et la santé mentale.

Paradoxalement, cette crise a catalysé plusieurs avancées. La télémédecine, jusqu’alors peu développée en France, s’est imposée comme une solution complémentaire, notamment dans les zones sous-dotées. Sa prise en charge à 100% par l’Assurance Maladie pendant la crise a démontré l’impact positif de la suppression du reste à charge sur le recours aux soins.

Les dispositifs « d’aller-vers » se sont également multipliés. Des équipes mobiles de vaccination et de dépistage ont atteint des populations habituellement éloignées du système de santé. « Cette approche proactive a changé notre paradigme d’intervention », confirme Claire Moreau, directrice d’une Agence Régionale de Santé. « Nous avons constaté que lorsque nous allions vers les personnes plutôt que d’attendre qu’elles viennent à nous, les résultats étaient significativement meilleurs. »

Perspectives et recommandations

Réduire durablement le renoncement aux soins nécessite une approche systémique combinant plusieurs leviers. L’automatisation de l’attribution des droits constitue une piste prometteuse. Le principe « Dites-le nous une fois », expérimenté dans plusieurs départements, permet d’éviter aux usagers de fournir répétitivement les mêmes informations à différentes administrations. Sa généralisation pourrait fluidifier considérablement les parcours.

L’intelligence artificielle offre également des perspectives intéressantes pour personnaliser l’information et l’accompagnement. Le projet « Santé Accessible », développé par un consortium d’acteurs publics et privés, utilise des algorithmes pour identifier les personnes à risque de renoncement et leur proposer un accompagnement adapté.

La formation des professionnels de santé aux problématiques sociales mérite d’être renforcée. « Trop souvent, les médecins ne sont pas suffisamment sensibilisés aux questions d’accès aux droits », note le rapport de l’Institut des Politiques Publiques (IPP) publié en 2024. L’inclusion d’un module obligatoire sur ces sujets dans le cursus médical est recommandée.

Enfin, l’évaluation régulière des dispositifs mis en place s’avère indispensable. Le Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie (CRECOV) préconise la création d’indicateurs harmonisés permettant de mesurer l’impact réel des politiques publiques sur la réduction du renoncement aux soins.

Pour une approche globale et préventive

Au-delà des mesures correctives, la prévention du renoncement aux soins implique d’agir en amont sur les déterminants sociaux de la santé. L’amélioration du pouvoir d’achat des ménages modestes, la lutte contre la précarité énergétique ou encore l’accès à une alimentation de qualité influencent directement la capacité à se soigner.

Les « Contrats Locaux de Santé » intègrent progressivement cette dimension transversale. À Nantes, le contrat signé en 2023 associe les acteurs du logement, de l’éducation et de l’emploi aux partenaires sanitaires traditionnels. Cette approche décloisonnée permet d’agir sur l’ensemble des facteurs conduisant au renoncement.

L’implication des usagers dans la définition des politiques publiques représente également un enjeu majeur. Les « Conférences citoyennes sur l’accès aux soins », organisées dans plusieurs régions en 2024, ont permis de recueillir l’expertise d’usage des personnes concernées. Leurs recommandations ont notamment conduit à la simplification des formulaires de demande d’aide et à l’amélioration de la lisibilité des courriers administratifs.

La santé constitue un droit fondamental dont l’effectivité dépend largement de notre capacité collective à repenser les modalités d’accompagnement des publics vulnérables. Entre sensibilisation renforcée et simplification administrative, les initiatives se multiplient pour réduire le renoncement aux soins. Leur succès repose sur une coordination efficace des acteurs et une évaluation rigoureuse de leur impact. Au-delà des dispositifs techniques, c’est bien la conception même de notre système de protection sociale qui est interrogée : comment garantir un accès équitable aux soins dans une société marquée par des inégalités croissantes ? La réponse à cette question définira l’avenir de notre modèle de santé.

Cet article est un extrait du livre Urgence Santé – Réparer l’accès aux soins en France par Vincent Lemoine -ISBN 978-2-488187-11-4.

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